Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/620

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiennent des chasse-mouches. — Volée silencieuse de cyclistes européens, une raquette de tennis posée sur leur guidon. Des soldats anglais en khaki, élancés, bonnet de police sur l’oreille, martelant le trottoir du pas scandé de leur longues jambes, dépassent vite les Asiatiques, les dominent de leurs froids visages. — Avec une lenteur campagnarde des chariots roulent vers quelque marché ; de petits bœufs bossus les traînent, harnachés de grelots, d’antennes laquées — sortes de manches de bilboquet, — l’un des leitmotiv de style indo-chinois, le hti que l’on retrouve aux aiguilles des pagodes comme aux coiffures des dieux et des génies. Et sous la bâche de palmes sèches, dans l’ombre, c’est le jaune et le rose des soies birmanes ; des yeux en amande brillent, des cigares gros comme des bougies sont plantés dans des lèvres peintes de figurines. — En éclair passe, file une fine voiture de course ; à peine a-t-on vu le fringant trotteur, steppant haut, et sur le siège, le sportsman ; un Chinois dandy qui mène vraiment bien, en robe, mais en faux-col droit, le torse sanglé dans un veston de coupe anglaise, sa tresse enroulée sous son canotier de paille. — Et régulièrement, au travers de ce papillotant bigarrage, les pesans tramways, américains et vulgaires. Mais, parfois, sur leurs banquettes, quelle surprise lumineuse ! toutes ces poupées de théâtre, en rang, très droites, et si nettes dans leurs ajustemens de soies et de fleurs, la face toute blanche de maquillage et comme morte. Sans doute elles viennent de porter les offrandes du matin à quelque pagode.

A la pagode dont la pointe surgit là-bas, au bout de l’avenue et que nous connaissons bien, car toutes les voies s’y croisent. Nous y revenons toujours : une cloche d’or, au long manche effilé, posé dans un jardin de belles palmes. Le fabuleux bijou ! — et très ancien, car l’or en est strié de noirceur, vêtu de sa vieillesse, de la grave patine qui lui vient des siècles. Alentour huit dragons veillent, gueule ouverte, crocs à l’air : naïve épouvante de leurs yeux exorbités, de leurs queues de chimère, de leurs corps qui se contournent sur leurs pattes couturées de broderies. Et le tramway passe, indifférent à ces monstres qui pourtant sont chez eux sous ce ciel birman. Ils font partie de cette nature, puisqu’elle a formé les cerveaux qui les ont rêvés…

Près de cette pagode commencent et finissent nos promenades. Il est dix heures, et l’activité de la ville languit tout à fait. Les passons deviennent plus rares et leur pas s’alentit ; les influences