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sociétés populaires, aux notables jacobins, à tout le personnel nouveau que la Révolution avait fait surgir d’entre les pavés, donner des dîners et des bals où étaient conviés les pontifes du nouveau régime.

Chez elles et dans les rues, elles avaient adopté les modes républicaines. Elles paradaient, ceinturées d’écharpes tricolores, une cocarde à la poitrine, la taille serrée dans une carmagnole, et même coiffées d’un bonnet rouge avec des sabots aux pieds, lorsqu’elles allaient fraterniser avec la populace, afin de témoigner publiquement de leur civisme. Leurs compagnes ordinaires étaient les épouses et filles des sans-culottes les plus qualifiés. Elles se montraient publiquement avec une élégante et farouche patriote que les habitans de Chambéry ne désignaient entre eux que sous le nom de « Princesse Pistolet. » Ainsi, « elles hurlaient avec les loups » et précipitaient la dégringolade morale qui faisait d’elles un objet d’opprobre pour les malheureux que persécutaient et terrorisaient les amis qu’elles s’étaient donnés.

Le bruit ne tarda pas à se répandre que les citoyens commissaires ayant osé tout demander avaient tout obtenu, Hérault de la charmante Adèle et Philibert Simond de la candide Aurore. La médisance alla plus loin et représenta les deux sœurs comme aisément infidèles à leurs nouveaux maîtres. Sur ce qui se passait dans leur hôtel de Chambéry et au château des Marches quand elles y résidaient : les parties fines, les intrigues libertines, les rivalités amoureuses, la malignité publique s’exerça sans retenue et probablement enjoliva. Après l’arrivée du général Kellermann à Chambéry, on parla d’une lettre de lui dans laquelle, en racontant qu’il avait passé une nuit au château, il faisait des gorges chaudes sur « l’hospitalité complète » qu’il y avait reçue[1].

On voudrait pouvoir affirmer que ces propos étaient calomnieux, qu’à l’exemple de plusieurs généraux de son temps dont la délicatesse, dans leur rapports avec les femmes, n’est pas au-dessus du soupçon, Kellermann s’est vanté, et de même que, si la

  1. Il ne m’a pas été possible de retrouver cette lettre. Mais, une personne digne de foi m’a formellement déclaré l’avoir eue dans les mains, il y a quelques années et avoir gardé de son contenu le souvenir le plus précis. Je tiens de la même source que Kellermann, durant son séjour en Savoie, se livra activement au commerce des biens nationaux. Des documens qui ont passé sous mes yeux, il résulte qu’il en acheta pour six cent mille francs, les paya en assignats et ultérieurement les revendit contre espèces.