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jouir que d’un bonheur rapide et fragile, ce sont là des raisons dont on ne tenait guère compte dans les unions de ce temps-là. Ce qui les primait et les voilait à ses yeux, c’est qu’une alliance avec sa cousine fixerait la fortune qu’elle devait posséder un jour dans la famille de Bellegarde.

Est-ce cette considération qui décida le père ? Se détermina-t-il, n’ayant pas de fils, par l’espérance de voir, en s’en donnant un, se perpétuer tout naturellement son nom ? Se laissa-t-il convaincre par l’éloquence des prières de Frédéric ? Nous en sommes réduits aux conjectures. Ce qui est certain, c’est qu’il donna son consentement, et qu’en fille docile et peut-être aussi désireuse de s’émanciper, Adèle donna le sien. Le contrat fut passé, le 3 novembre 1787, par-devant Me Gigon, notaire à Chambéry. Mlle de Bellegarde recevait en dot le château et la terre des Marches ainsi qu’une partie de l’hôtel de Chambéry, pour en jouir après le décès de son père. Celui-ci s’engageait à héberger les époux et à les défrayer de tout, à charge par lui de leur servir une pension annuelle de deux mille francs si la vie commune venait à cesser. Quarante-huit heures après la signature du contrat, le 5 novembre, la cérémonie religieuse fut célébrée dans l’église de Saint-Léger. C’est l’évêque qui donna la bénédiction nuptiale, en présence de toute l’aristocratie de Savoie. Au commencement de l’année suivante, le mari était nommé lieutenant-colonel.

Les premiers temps du mariage semblent avoir été heureux. Deux enfans, un fils et une fille, qui vinrent au monde de 1787 à 1790 peuvent être considérés comme un témoignage du bonheur qui régnait à ce foyer. La jeune femme était douée du plus heureux caractère, aimable, enjouée, facile à vivre. Il n’apparaît pas qu’elle eût encore regardé au-delà du cadre un peu étroit dans lequel se déroulaient ses journées. En se mariant, elle n’avait pas eu à se séparer des êtres qu’elle chérissait. Elle habitait sous le même toit que son père. Ses sœurs qu’elle adorait y vivaient auprès d’elle, et les deux nouveau-nés dont s’augmenta successivement la famille eurent pour veiller sur leur berceau trois « petites mamans » au lieu d’une. C’était assez pour emplir la maison de gaieté, pour lui donner toutes les apparences d’un séjour fortuné, pour empêcher d’y peser trop lourdement les graves préoccupations que commençaient à engendrer en Savoie les événemens de France.