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accompagnés de fréquens dénis de justice, soulignés par les préparatifs de guerre qui emplissaient la Savoie de troupes en armes et auxquels la présence à Chambéry d’un grand nombre d’ « émigrans français » donnait une signification précise et particulière. Entre toutes les causes qui déterminèrent le gouvernement français à marcher en Savoie, il n’en est pas de plus décisive et, il faut oser le dire, de plus légitime que celle-là. L’émigration qui avait commencé à Paris, dès le lendemain de la prise de la Bastille, par le départ du Comte d’Artois, des princes de Condé et des plus grands seigneurs du royaume s’était, depuis, continuée sans relâche, se portant en même temps vers Londres, sur les bords du Rhin, en Piémont. Parmi ces fugitifs, on en avait vu, et en grand nombre, s’arrêter à Chambéry. Ils ne voulaient pas s’éloigner de la frontière, convaincus qu’avant trois mois, ils la repasseraient à la suite des armées européennes, victorieuses de la rébellion des Français.

Leur installation provisoire en Savoie eut pour premier effet de rendre plus profond le fossé déjà creusé entre l’aristocratie locale d’une part, la bourgeoisie et le peuple de l’autre. Les émigrés avaient reçu de cette noblesse un accueil empressé. Elle leur avait offert et leur continuait l’hospitalité la plus large. Chaque grande famille avait ses pensionnaires, les traitait royalement, s’ingéniait à leur rendre agréable le séjour de Chambéry. Les rues de la ville, grâce à eux, présentaient le spectacle d’une cohue brillante, élégante et dorée où chacun de ceux qui la formaient descendait d’une race illustre. A tout instant, ces hôtes de passage se trouvaient réunis ici ou là, grâce aux dîners et aux bals donnés en leur honneur.

On les rencontrait à la cathédrale le jour où Mgr de Juigné, archevêque de Paris, y officiait, aux revues militaires, auxquelles le gouverneur de la ville invitait ceux d’entre eux qui portaient l’uniforme : lieutenans généraux, maréchaux de camp, colonels ; et encore dans les cérémonies publiques où tous, hommes et femmes, avaient leur place marquée. Les princesses de Piémont venaient-elles visiter Chambéry, quelque personnage de marque traversait-il la ville, les émigrés accouraient pour les saluer, ainsi qu’ils l’eussent fait en France. En Savoie, ils se considéraient un peu comme chez eux, les frères de leur roi s’étant par leur mariage alliés à la Cour de Turin.