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risque de se faire de Chateaubriand une image si incomplète qu’elle en devient fausse. Aussi, est-ce fort à point qu’une autre publication est venue s’ajouter à celle de M. Biré. La Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... ne contient pas moins de soixante-quinze lettres tant du vicomte que de la marquise ; et ce recueil, dont aucun des biographes de Chateaubriand n’avait encore eu connaissance, nous renseigne sur un des plus singuliers et des plus charmans épisodes de la vie sentimentale du grand écrivain.

Que la vieillesse de Chateaubriand se soit prolongée au milieu de circonstances douloureuses et devant un horizon fort assombri, cela ne saurait guère être contesté. Il avait été tour à tour soldat, voyageur, poète ; le succès de sa brochure De Buonaparte et des Bourbons lui avait ensuite ouvert la vie politique où, pendant dix années, il se désennuya. Depuis lors, Villèle ayant trouvé encore moins difficile de gouverner sans lui qu’avec lui, son congé lui avait été donné un peu brutalement ; et, cette dernière ressource manquant à son activité ou à son inquiétude, il se trouvait fort désemparé et de plus en plus à charge à lui-même. On l’envoyait à Rome en ambassade ; mais cette ambassade ressemblait à un exil, et il ne s’y méprenait pas : il était désormais sans influence, et il en souffrait. Lorsque éclate la Révolution de Juillet, il cède à ce premier mouvement, qui, dans des natures telles que la sienne, est toujours un mouvement généreux : il se démet de toutes ses places qui aussi bien le faisaient vivre, et ayant rendu ses titres, cordons et chamarrures, il se retrouve « nu comme un saint Jean. » Il sera maintenant jusqu’à la fin aux prises avec les embarras d’argent. Il lui faudra, à soixante ans passés, recommencer de gagner son pain, et comme il avait jadis à Londres fait des traductions du latin et de l’anglais, le voilà, vieilli et malade, condamné à faire pour le libraire Gosselin une traduction du Paradis perdu. En vendant à une société par actions la propriété de ses Mémoires, il met sa vieillesse et celle de Mme de Chateaubriand à l’abri de la misère ; mais à quel prix ! en « hypothéquant sa tombe. » Et un jour devait venir où cette société, lasse de payer les arrérages de la rente viagère stipulée à un vieillard qui s’obstinait à vivre, céderait à Emile de Girardin le droit de faire paraître les Mémoires d’Outre-Tombe sans attendre que l’auteur fût mort. Si encore il avait eu pour se consoler l’hommage des jeunes générations littéraires formées à son école ! Mais de tout temps un trait a caractérisé la jeunesse littéraire, c’est l’ingratitude. On se contentait de le saluer de loin ; d’ailleurs, on le laissait se morfondre dans sa dignité d’ancêtre. Ç’a été l’immense service rendu par Mme Récamier