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seul, il ne se peut pas que l’homme la supporte. La nuit est le métier et la soie ; la Parque, la fileuse et l’étoffe qu’elle tisse. Toutes les idées sont tissues sur le canevas de la nuit.

L’esprit sécrète le vide, comme l’abeille fait la cire. Mais l’abeille ne sait pas ce qu’elle fait, car elle est esclave dans sa république. La joie de penser ne survit pas à la prime jeunesse ; ou sinon, et si elle y suffit, c’est à une nature bien petite. Tout être fort secoue l’orgueil de l’esprit, comme un chien ses puces. Quand il est trop tard, on se tend à l’amour d’une convoitise sans bornes, et peut-être sans illusion. Car il est toujours trop tard.

La vue déserte du passé, ce réceptacle de mélancolie, — voilà l’horizon de l’orgueil. Et la pire douleur s’avance, pareille à l’heure que l’on n’évite pas : la certitude qu’on a été ce qu’on devait être, et qu’on ne pouvait faire autrement que l’on n’a fait.

On se sent plus léger après avoir pleuré. Aussi, jamais, dans Ibsen, on ne pleure. La volonté est l’âme d’un monde froid, une imagination sombre et sans pitié. Face à face, dans la neige, avec la nuit : que reste-t-il ? — La force de pousser la lutte jusqu’au bout. Pour unique espérance, l’esprit se promet le repos dans le calme du rêve. Car il faut céder enfin. Le moi n’est pas le plus fort. Il y a beaucoup plus puissant que lui : et c’est la nuit.

Le dernier mot est à la force. La force est la seule morale du moi et du monde réel, qui est le monde des corps. L’amour même du vrai est un culte de la force. Je vois un amour de soi, et sans partage, dans l’inexpiable culte de la vérité : on abonde en soi-même ; et que tout le reste s’y range, ou qu’il en souffre, s’il veut : quelque chose qu’on fasse, avec la vérité, on a toujours raison. C’est l’histoire de tous les fanatiques ; et que la vérité de l’un soit l’erreur de l’autre, quelle meilleure conclusion ? « Qu’est-ce que la vérité ? » dit Ponce-Pilate. Du moins le préteur romain ne s’en fait pas accroire ; il pourrait répondre : « la vérité ? c’est mes légions. » L’abus de la vérité est un abus de la force. Je le veux ; mais qu’on ne me donne pas cette église pour le temple du juste. La vérité, toute sa vie, Ibsen y incline ; il y fait tous les sacrifices ; puis, il sait ce que cette foi lui coûte. Mais quoi ? Il faut se soumettre. Une bonne tête doit céder à la force : toute révolte est absurde, indigne de l’intelligence. Voilà, dans la nuit noire, de quoi aiguiser comme un couteau le tranchant glacé des ténèbres.