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Il ne hait pas qu’on l’admire ; pour le reste, il ne s’occupe pas des autres. Il ne lit point, sinon les nouvelles ; ni livres, ni poèmes ; il ne va jamais au théâtre, pas même à ses tragédies. De même, il passe dans la rue, sans s’arrêter aux menues comédies qui s’y jouent. Ses regards saisissent les gestes, les traits et les visages, comme une proie qu’ils dissimulent ; puis ils se referment sur le butin, comme on pousse une porte sur un trésor ; l’esprit, quand il est seul, pèse ensuite ses trouvailles dans la chambre secrète, et l’imagination façonne la matière. Ibsen est bien de l’espèce rapace, à l’égal des oiseaux de nuit : ils ravissent au vol, plus muets que l’éclair ; puis ils dévorent, solitaires ; et avares, ils se repaissent longuement.

Ces hommes-là vivent en ennemis au milieu des autres. Ils dérobent la vie pour la refaire. Ils n’ont pas pour elle la bonhomie de ceux qui la copient. Puissans et inflexibles d’esprit, ils sont timides dans l’action ; leur âme volontaire ne cède à rien ni à personne ; mais dans la rue, ils cèdent le pavé. Cependant Ibsen, marchant à petits pas, les yeux baissés, et les bras immobiles, — si on le heurte, si on le salue et le force à sortir de soi ; ou si, dans son fauteuil, presque caché derrière un journal, on le tire de sa lecture, — il montre d’abord un visage hérissé et sévère, des yeux froids sous les lunettes d’or, et ce vaste buisson de cheveux et de barbe, broussailles où il a neigé, et où la bouche la plus amère semble prête à décocher une flèche de fiel. Qu’il lève la tête ou qu’il se retourne, quand il se croit regardé, l’homme sans liens aux autres hommes prend d’abord sa défense, qui est cet air dur où l’ennui timide se retranche et refuse l’accueil. Puis, il sourit, ayant reconnu un porte-flambeau ou un esclave. Mais déjà ce n’est plus lui.

Ibsen, tous les jours, s’en va donc lire les nouvelles dans le salon d’un hôtel. Que fait-il, cependant, dans la salle commune d’une maison, où les passans vont et viennent ? Ce n’est pas assez qu’il suive des yeux les mouvemens d’une ville, le concours de toutes ces fourmis dans les tranchées et les tunnels de la fourmilière. Est-ce bien, comme on l’a dit, qu’il épargne de la sorte la dépense des journaux ? Non ; quand cette raison ne serait pas mauvaise, elle ne peut pas seule être la bonne : Ibsen, à soixante-dix ans, n’a pas pour règle de gagner une ou deux couronnes sur les marchands de papiers. Je ne comprends pas un grand homme de cette manière basse.