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poussent la terre d’un front têtu, et sortent de la poussière. Le poison de Rome endort les cœurs faibles pour jamais, et ranime la folie des puissans.

Quelques hommes, pleins de force, contractent à Rome une fièvre que la quinine ne prévient pas, — la folie de l’empire. Si c’est un mauvais air comme l’autre, je le crois ; mais l’âme en est avide ; elle ne veut pas guérir de ses frissons ; elle s’y plaît étrangement, jusques à y périr. C’est ici qu’Ibsen, cessant de prêcher et de chercher systèmes, s’est saisi dans sa force à pleines mains, et s’est jeté, tête à tête, contre tout ce qu’il nommait encore le mensonge : lui seul contre tout un peuple, une race, tout un siècle, — un homme contre tous les autres. Comme il nous faut toujours donner de beaux noms aux œuvres où nous ne mettons rien que de nous, Ibsen appela son parti la guerre de la vérité et de la vie contre l’éternelle imposture qui domine l’instinct des hommes. Toutes ses œuvres héroïques, il les a conçues en ce temps-là. Alors, il préférait combattre à vaincre. Cette force hautaine, et sans pitié, Rome l’a nourrie. Et cette volonté absolue de régner, fût-ce par la destruction, est une fille de la solitude romaine. Quoi de plus ? Elle devait finir par se tourner contre elle-même : c’est le progrès ordinaire de la volonté intelligente. Dès sa première heure à Rome, dans Ibsen, sûr du triomphe pour demain, je sens un vainqueur dégoûté de la victoire, et dédaigneux de la cause qu’il fait vaincre.


Enfans et femmes. — Les vieillards caducs et les enfans sont absens de son œuvre. Il ne représente guère que les hommes dans l’âge mûr, les femmes et les jeunes gens. Là seulement, en effet, la volonté et les passions ont toute leur force.

Les vieillards somnolent, et sont odieux s’ils agissent avec violence. Les vieillards sublimes ne courent pas les rues, dans la ville moderne ; et les autres, trop souvent, se font écraser. Les hommes mûrs et les jeunes gens sont forts, parce qu’ils sont égoïstes et ne croient pas l’être. Ils mettent leur amour de soi-même jusque dans la foi, dans les idées et le sacrifice. Le bel âge est à plus de cinquante ans, et moins de soixante[1] : tout y est tragique ; la mort est derrière la toile pour faire le dénouement. Il faut avoir cet âge pour jeter d’une main imperturbable

  1. Maître Solness, Borkmann, Rubeck, le docteur Stockmann, Mme Alving ont cet âge.