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vitait à prendre. Comme beaucoup de très vieux sages, il semble conclure à la loi du bon plaisir. Que chacun le prenne où il veut ; c’est déjà beaucoup qu’il le puisse. Il n’est que d’asseoir sa vie dans la volupté, depuis la plus basse jusqu’à la cime du grand amour. Le parti d’aimer est le plus sûr. Il le dit, cet Ibsen autrefois si glacé, si rigide ; et nul épicurien ne fut jamais plus triste, que ce sceptique au désespoir, couronné de neige et d’asphodèles funéraires. L’aveu lui en vient aux lèvres, — une espèce de regret de n’avoir pas suivi lui-même cette règle[1] : combien il est admirable qu’au moment même où il l’exprime, dans un soupir, il fasse entendre qu’à n’en pas douter, il ne l’eût jamais pu vouloir ? — Incurable vieux homme, du vieux temps, et noble jusqu’aux moelles : son âme religieuse habite le temple désert.

Solness invoque le Tout-Puissant, dans sa détresse. Je puis bien ne croire à rien, mais non pas faire que je me passe de croire. La force religieuse d’un esprit marque son envergure. La religion est l’étendue de l’âme, et, comme elle, s’espace dans ce sombre univers. Plus la religion s’éloigne de nous, plus il nous appartient d’en sentir le manque et d’en souffrir. La vie éternelle est la grande maladie dont nous ne pouvons guérir. Pour la foule des hommes, la religion est tout ce que les âmes bornées et les esprits vulgaires ont d’espace et de vue. Je plains ceux pour qui il n’y a pas de mystère : ils n’ont de mystère pour personne ; et aussi peu de vie, à proportion. Que pèse, ici, un peu plus d’intelligence, ou un peu moins ? Une sotte vanité, et l’ignorance du fond ont donné seules quelque prix à ce qui en a si peu pour vivre.

Le moi est le profond pessimiste : car il est seul.

Le plus malheureux est le plus seul, si grand soit-il, ou se vante-t-il d’être. Et celui-là veut vivre ; il s’y attache d’une étreinte désespérée, d’une ardeur si violente, qu’après tout elle est basse : il est tout ventre, et tout affamé pour cette nourriture unique et sans pareille.

Plus l’homme est heureux, plus il lui est facile de mourir. Heureux et confiant, cet homme est un enfant qui joue : il ne croit pas à sa mort ; il ne la pense même pas. Il ne croit qu’à l’instant ; et tout instant est vie. Étrange ironie que plus on ait de bonheur, et moins l’on se sente.

  1. Cf. Quand nous nous réveillerons d’entre les morts.