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gion, il n’y a que le tenace, le pressant, l’ardent besoin de vivre. On ne croit pas par raison, mais par nécessité ; et d’instinct : — non pour satisfaire à la logique, mais pour vivre. Aristote mourant pouvait seul savoir combien la nature se moque d’Aristote. La foule des hommes court au plus pressé, et commence par où la plupart des philosophes finit.

L’étrange démarche de l’esprit, il est mort quand il triomphe. La morale ne tient pas devant lui ; mais dans la morale, il ne renverse pas des lois factices ; il va, encore un coup, contre la vie. Quant à moi, j’y consens ; mais il ne faut pas feindre qu’on délivre les hommes, quand on les tue. Partout où la vie persiste, la religion remplace la religion, et la morale la morale. Il y a bien lieu de rire et de prendre en pitié cet esprit qui se croit libre : pas plus que le cours des saisons.

Une naïveté sauvage permet seule à ce moi de croire longtemps à l’excellence de son œuvre. Qu’il en juge sur sa victoire : après le combat, il peut voir ce qu’en font les soldats de l’armée, ces partisans d’occasion, tous mercenaires, et les femmes surtout. La plus noble cité est à feu et à sang. Où est le gain si pur que l’on devait faire ? L’armée a perdu tout ce qu’elle avait de bon ; elle n’a rien acquis de cette excellence, qui devait lui venir de surcroît et nécessairement. Qu’on est honteux, vainqueur, de se voir vaincre dans les autres ! Ibsen, une fois, s’est mis en scène avec cette parodie. Il montre la honte d’être vrai et d’avoir cru aux hommes. Le peuple, ailleurs, se charge de la leçon. Malheur à celui qui découvre la maladie de tous, et prétend guérir les malades : ils ne veulent pas qu’on les soigne, parce qu’ils ne veulent pas être malades. Le bon médecin ne flatte pas le peuple ; et le peuple veut être flatté. Il faut respecter en lui le mensonge, parce qu’il tient à son mensonge, comme la chair à la peau. Et, après tout, il a raison. Car, à quoi pense le docteur Stockmann ? À écorcher vif ce peuple ? — Il n’a donc pas tort de répugner à ce qu’on l’écorche. Aussi bien, le médecin qui aime trop la vérité, n’aime pas assez son malade. Prétend-il, lui seul, à créer une cité pure ? À faire un monde où tous les hommes soient vrais ? intelligens ? sans péché ? où toutes les eaux seront de cristal ? où enfin il n’y ait pas un malade ? — Ce rêve est bien vain : dans le monde qu’il suppose, il n’y a pas place à la mort. Dès lors, à quoi bon le médecin ?

Ibsen n’a point gardé à l’intelligence le haut rang qu’il l’in-