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d’être. L’enfance de notre âme est la fée, et d’or enfin tout ce qu’elle touche. Mais tout ce qui nous touche est de terre, sitôt que nous sommes touchés. Le plus sûr est de rêver.

La beauté manque à Ibsen : de là qu’il fait le rêve de l’antique. Il cherche l’ordre. Il le veut à tout prix. Mais il n’arrive pas à y sacrifier la vie intérieure, notre chère folie, et la sienne.

L’antique est sain comme le vide, assez souvent. Ce qui est tout à fait sain est nul, sans doute. Les vivans sont des malades, et pas un n’en réchappera. Tout homme est malade. Les anciens ne pensaient pas l’être ; ils se croyaient bien portans, tant qu’ils ne souffraient pas de paralysie. Mais eux-mêmes, à la fin, ils se sont vus paralytiques.

L’antique est si peu le Moi, que le Bouddha le nie au nom de la volupté même.

La conscience malade, voilà le théâtre de la fatalité moderne. Comme le cœur, on ne sent sa conscience que si l’on en souffre. La tragédie grecque n’est que le fait. Les hommes tombent comme les générations des feuilles. Aussi la tragédie grecque nous semble presque toujours admirable, et ne nous intéresse presque plus. Il n’y a que la terreur, et la pitié n’y est qu’une peur réflexe. Ce ne sont guère des hommes : mais des dieux aveugles et des automates aveuglés.

La tragédie moderne, c’est le moi en contact avec le monde. Le moi est plein d’énergie : acte contre acte. Le fait, et un déluge de faits tous terribles, ne sont pas si tragiques qu’une seule décision à prendre pour la conscience malade.

Nous sommes tous chrétiens malgré nous : si nous sommes pensans. Et c’est en vertu de notre âme, qui est à elle seule, et pour soi, l’état, le monde, et toute la cité. Il est vrai que le propre chrétien est en présence de son Dieu. Sans son Dieu, il est suspendu dans le vide. Mais combien, de là, les vues sont puissantes sur le fond, et hardies dans l’abîme.

Le christianisme a créé le monde intérieur. Il n’a pas du tout supprimé l’autre : il l’a réduit à la seconde place. Un Athénien chassé d’Athènes n’était plus guère un homme ; car, pour être homme, il fallait d’abord être citoyen. Désormais, je suis homme dans Sirius même. On ne peut m’en ôter le caractère. Ils le savent bien, tous ces grands exilés, qui ont commencé de l’être dans leur propre ville, et dès le sein même de leur mère.