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IBSEN



II[1]

SUR LES GLACIERS DE L’INTELLIGENCE



V. — puissance et misère du moi

« Je ne sais qu’une révolution, qui n’ait pas été faite par un gâcheur ; » dit Ibsen à son ami, l’orateur de la révolte : « c’est naturellement du déluge que je parle. Cependant, même cette fois-là, le diable fut mis dedans : car Noé, comme vous savez, a pris la dictature. Recommençons donc, et plus radicalement. Vous autres, occupez-vous de submerger le monde : moi, je mettrai la torpille sous l’arche, avec délices. » L’État est la malédiction de l’individu : qu’on abolisse l’État. Toute notre morale sent la pourriture, comme les draps d’enterrement : qu’on abolisse la morale et l’église. Le moi a sa morale prête ; le moi a son église. La joie de vivre ne peut-elle pas suffire à l’homme, désormais ? Le moi est bon ; il est clair ; il est solide. Il ne laisse rien d’intact, parce qu’il vaut beaucoup mieux que ce qu’il détruit. Le moi est l’honnête anarchiste qui ne sépare pas le plaisir de la justice, ni la volupté de la vertu. C’est pour faire le bonheur de la planète, qu’il met le feu à la ville. Il prêche ingénument le retour à la nature, tant il a peu de malice. Mais qu’est-ce bien que la nature, sinon le bon plaisir tempéré par la plus pure vertu ? Et, du reste, s’il n’en était pas tout à fait ainsi, le moi, qui est toute excellence, se fera juge aussi de la

  1. Voyez la Revue du 15 août.