Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pékin qu’à Constantinople. Voilà le fait : il est constant, et, quelque explication que l’on en puisse donner, il est remarquable.

Mais voici qui l’est plus encore. Si l’on cherche pourquoi l’antiquité n’a jamais conçu de doute sur la question de l’esclavage, c’est qu’elle ne l’a jamais considérée comme une « question morale, » mais toujours comme une question politique, économique, ou scientifique. L’antiquité tout entière a cru, non sans quelque apparence de raison, que la structure de la société, — je ne dis pas seulement la stabilité, mais la structure même, — dépendait étroitement de l’institution de l’esclavage ; et, en effet, politiquement, économiquement, scientifiquement, dans la Grèce contemporaine d’Aristote ou dans la République romaine de Cicéron, cela se démontrait. Quelques faiseurs de paradoxes le « démontreraient » encore, s’ils l’osaient ! Scientifiquement, ils établiraient, sur la base de « l’inégalité des races humaines, » que, s’il existe des races inférieures, créées d’ailleurs ou devenues telles, et destinées à le demeurer, elles sont donc nées sujettes, et, comme telles, destinées au service des races supérieures, lesquelles d’ailleurs, pour « démontrer « leur supériorité, n’auraient qu’à l’exercer sans scrupule, comme on prouve le mouvement en marchant, et à la fortifier en l’exerçant. Ils produiraient alors des preuves d’un autre ordre, linguistiques ou anthropologiques, à l’appui de cette preuve de fait. Economiquement, ils établiraient ensuite, — et sur quelle autre base, jusqu’en notre siècle, l’esclavage moderne a-t-il reposé ? — que, de certains travaux, utiles d’ailleurs au bien commun de l’humanité, ne pouvant être accomplis que par une certaine sorte d’hommes, noirs ou jaunes, par exemple, il faut donc trouver les moyens de les leur faire accomplir. J’en sais alors qui démontreraient que, sous une loi d’humanité, dans le genre de la loi Grammont, la condition du travailleur servile, bien nourri, bien traité, bien soigné quand il est malade, et « hospitalisé » naturellement chez son bon maître, est plus heureuse, à tout prendre, étant mieux assurée contre les hasards de l’existence, que la condition du travailleur libre et indépendant. Et politiquement, enfin, ils feraient voir que l’édifice entier de la société reposant comme sur son fondement, sur ce qu’un journal, qui se croit libéral, appelait l’autre jour « la docilité des humbles, » si la servitude est peut-être le plus sûr moyen d’entretenir cette « docilité, » elle est donc d’institution légitime. Hélas ! Bossuet lui-même, dans une page que l’on voudrait