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LE ROMAN-FEUILLETON
ET
L’ESPRIT POPULAIRE


I

Imaginons que nous revenons du bal. Il est entre six heures et sept heures du matin, et nous apercevons, du fond de notre voiture, le spectacle d’une rue de Paris. Des ouvriers s’en vont à leur ouvrage, des charretiers passent sur leur tombereau, des concierges ouvrent leur porte. Nous croisons des laitiers et des porteuses de pain. Et que remarquons-nous ? Tous ces gens, ou presque tous, lisent le journal. Et qu’y lisent-ils ? Le feuilleton ! Une ou deux heures plus tard, la vie a complètement repris : les boutiques se sont rouvertes ; le mouvement et le roulage ont recommencé ; l’employé va à son bureau, la bonne à son marché, le commis à son magasin. Mais le journal est toujours comme le leit-motiv de la rue. Que fait le garçon boucher en allant prendre les commandes ? Il lit le journal. Que fait le cocher qui stationne ? Il lit le journal sur son siège. Ouvrez le panier de la servante, et vous y trouverez le journal. Quelqu’un, un matin, se promenait aux Halles, et prenait une allée où il n’y avait personne. Un silence profond régnait dans le pavillon. Et que faisaient toutes les marchandes, au milieu de leurs étalages et de leurs monceaux de volailles ? Elles lisaient toutes le journal. Et qu’y lisaient-elles ? Le feuilleton ! A présent, transportez-vous en province. Qu’y verrez-vous ? Tous les jours, dans douze ou