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la crise ; et la crise, lourde d’idées, est un nœud d’énergie. Pour les grands faits de l’âme et les combats violens de l’esprit contre l’esprit, Ibsen a l’imagination la plus vaste. Son théâtre est le registre des révoltes morales. Le dialogue n’est pas tant vif que dru, aigu, tranchant ; il est riche en mots pleins de sens, aux échos qui durent ; d’ailleurs, il les répète ; il ne craint pas d’être morose. Il a peu de héros, et tous parens ; mais on les distingue entre mille, et qui les a vus une fois les reconnaît partout. Ses types : deux ou trois hommes, deux ou trois femmes, à divers âges de la vie, simples et sans faste, mais de très haute mine, et bourrelés de conscience. Les comparses, beaucoup plus nombreux, semblent d’abord plus vivans que les héros, parce qu’ils portent une bien moindre charge de pensers et de preuves. Ce grand peintre de l’ombre a modelé les plus belles silhouettes. Le caractère des lieux, l’atmosphère du Nord, l’air de la petite ville, Ibsen les détermine avec une rigueur exquise, à la plus fine nuance près : car il en attend beaucoup, et que les personnes en soient, premièrement, déterminées elles-mêmes.

Ibsen laisse agir les idées : dans sa froideur de métal, l’idée excelle à carder la laine confuse des sentimens. Ce qu’il perd en action, il le gagne en analyse. La mécanique de l’âme a trouvé son maître. Ses héros sont des squelettes qui parlent d’une humanité puissante et morne : ils portent les noms de très grandes passions, qu’ils ne servent pas. Ibsen ne veut pas admettre qu’il préfère les idées aux êtres vivans. Et il dit vrai ; c’est la vie qui fait son objet, comme il est naturel à tout artiste ; mais il est vrai aussi qu’il donne plus la vie aux idées qu’il ne prête des idées à la vie. Avant d’agir, ses héros discutent. Ils font pis : ils discernent tous leurs actes. Ils ont plus de conscience que de passions, et plus de principes même que d’actes. Or, l’automate parfait, au regard de la nature qui s’ignore, c’est l’intelligence qui se connaît. Cependant, il est rare qu’Ibsen veuille conclure, à moins qu’il n’en laisse le soin aux durs réquisitoires de la mort, l’inflexible procureur. Le trouble, qui est l’âme essentielle aux chefs-d’œuvre, enveloppe les plus beaux drames d’Ibsen : tout se passe dans une demi-ombre. Le clair-obscur est propre à la vie de l’art mieux que toute lumière. Le spectacle du monde est une vision dans la brume, par un long crépuscule d’été ou par un jour de neige. La nuit est toujours présente : qu’est-ce que la clarté joyeuse ? — Un accident dans