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En général, il ne cherche point la beauté dans l’action ; les événemens de son drame sont d’une espèce assez vulgaire ; il présente une image grossière des faits ; une allégorie matérielle figure le sens caché : un canard blessé, un poulailler sous les toits, un architecte qui tombe de son échafaudage, il n’en faut pas plus pour vêtir de chair les idées les plus complexes et une passion héroïque. Ce mystère grossier lui suffit, parce qu’il doit suffire au public et aux acteurs de la comédie. En eux, et peut-être en lui-même, Ibsen dédaigne insolemment sa matière. Il réserve sa puissance et sa poésie aux sentimens que les idées engendrent. Sa manière propre est de rendre les faits vulgaires capables de son idée, qui est toujours rare et forte. Le théâtre d’Ibsen n’a qu’un intérêt assez médiocre, si l’on s’en tient à la péripétie : la vie puissante est au dedans. Rien n’est plus décevant pour la foule, elle va droit aux faits et ne se soucie pas du reste ; elle ne sait plus à quoi s’en prendre, car le caprice même de l’auteur est sans éclat, et pourtant elle soupçonne une beauté secrète ; elle pressent ce qu’on lui cache, une force admirable et même une fantaisie profonde dans la vérité ; et elle s’en irrite : Ibsen, cependant, l’a traitée comme il fallait, se bornant à lui rendre la matière qu’il en avait prise.


Vie. Exil. — La vie d’Ibsen est simple, sans événemens, et ne prête pas à l’anecdote. Une vie pareille à beaucoup d’autres, la solitude exceptée. Mêlée d’abord à la vie de tout le monde, bientôt elle n’a plus rien de public. Une jeunesse pleine d’espoir, qui s’en va à la conquête du peuple. Une défaite qui ne ménage rien, ni l’orgueil, ni la conscience, ni les moyens nécessaires à la vie. Un âge mûr plein de travaux, qui naissent dans la retraite, et une vieillesse, riche en gloire et en biens solides. De bonne heure, une habitude prise pour toujours de ne plus rien donner de soi au public, que les œuvres de l’esprit.

La famille d’Ibsen est d’origine danoise. Établis en Norvège, les Ibsen se sont mariés dans le pays ; plusieurs femmes de la maison étaient pourtant des Allemandes. Il a eu de bons parens et la fortune mauvaise, à l’entrée de la vie. Sa famille était riche ; elle a connu les revers et le malheur d’être pauvre. Il a perdu son père assez tôt : c’était un armateur hardi, un homme gai, vivant, et fait pour la victoire ; il ne survécut pas à sa ruine. Ibsen a été élevé par sa mère, femme de grand sens et de vertu