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Et d’abord, puisque le navire devenait une arme et le choc un moyen d’action réglé, un mode de combat, il importait d’habituer le personnel à l’impression fort vive que donne le rapprochement, accidentel ou voulu, de ces masses imposantes que sont les cuirassés d’escadre ; il fallait former le coup d’œil des capitaines et « tremper leurs nerfs, » ainsi que ceux de tous leurs auxiliaires immédiats. D’ailleurs, le corps-à-corps étant prévu, en raison même de l’emploi du choc, comme la phase décisive du combat d’escadre, il y avait avantage à ce que la force navale restât jusqu’au dernier moment bien manœuvrante, « bien en mains, » groupée aussi étroitement que possible autour de son chef. On se rappelait le coin de Lissa et la parfaite cohésion, — cohésion morale autant que matérielle, du reste, — qu’avait conservée l’escadre autrichienne en face de la longue ligne molle, sans consistance, sans appui, des Cuirassés italiens.

Et encore, comme on ne se défait pas aisément, en tactique, de l’influence des « principes » auxquels le temps confère son autorité, les changemens dans les circonstances, les modifications dans l’armement justifiassent-ils d’ailleurs toutes les révolutions, on redoutait de laisser entre ses unités de combat des intervalles où celles de l’adversaire pussent se glisser, comme l’avaient fait les vaisseaux de Rodney à la Dominique, ceux de Jervis à Saint-Vincent et de Nelson à Trafalgar, ceux même de Tegetthoff à Lissa[1].

  1. A la Dominique (1782), Rodney, poussé, dit-on, par son capitaine de pavillon Douglas, profita du désordre causé dans la ligne française par une saute de vent pour couper la flotte du comte de Grasse vers le centre, tout près de la Ville de Paris, le vaisseau amiral, qui, entouré, dut se rendre après une magnifique défense.
    A Saint-Vincent (1797), Jervis réussit à s’interposer avec quinze vaisseaux bien serrés entre les deux groupes, trop écartés l’un de l’autre, de l’escadre de don Joseph de Cordova, forte en tout de vingt-cinq vaisseaux. Au cours de l’engagement que soutenaient ses seize unités, Cordova fit un effort pour rejoindre les neuf bâtimens de son second, l’amiral Alava, rejeté sous le vent. Son trois-ponts de 120 canons, la Santissima Trinidad, se laissa barrer le passage par le 74 de Nelson, le Captain. Nelson avait dû pour cela quitter le poste qui lui était assigné dans la ligne anglaise. C’était une infraction grave, sur laquelle le chef d’état-major de Jervis, Calder, crut devoir insister : « Soyez sûr, Calder, répondit spirituellement Jervis, que, si vous commettez jamais faute pareille, je vous la pardonnerai… »
    A Trafalgar, la ligne franco-espagnole fut coupée en deux endroits par les deux lourdes colonnes de Nelson et de Collingwood.
    A Lissa, ce ne fut pas, en fait, la dislocation de l’ordre mince des Italiens par le coin autrichien qui donna le succès à Tegetthoff, mais l’application individuelle du mode de combat par le choc. Persano s’en était fié à l’artillerie pour rompre l’attaque de son adversaire ; mais l’artillerie n’était pas encore assez puissante : elle l’est aujourd’hui. Dans les rencontres où des principes tactiques opposés sont en jeu, le vaincu n’est souvent qu’un précurseur malheureux.