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et « la lumière » qui, en effet, y manquaient. Mais, hélas ! l’heure de la clairvoyance lui venait trop tard. Il avait trop longtemps dédaigné de chercher la beauté dans son âme : maintenant encore, il ne parvenait pas à la chercher là. Et ce n’est qu’au terme de sa carrière, sous l’influence évidente de Fra Angelico, qu’il est enfin parvenu à réaliser, au moins en partie, cet idéal de beauté chrétienne que, depuis dix ans, il s’obstinait à poursuivre. Sa Nativité de la National Gallery, peinte en 1500, n’est pas seulement son chef-d’œuvre : c’est encore une des œuvres les plus pieuses de toute la peinture italienne. Auprès de la Vierge, agenouillée devant son fils en une attitude inoubliable de tendre respect, le bœuf et l’âne adorent doucement l’enfant nouveau-né. Des anges chantent sur le toit de la crèche. D’autres anges, au haut des airs, dansent une ronde en se tenant par la main, la même ronde qu’ils dansaient déjà dans le grand Couronnement de la Vierge de l’Académie de Florence, peint sept ou huit années auparavant : mais combien plus pure, ici, plus légère, plus céleste ! Et ce sont encore des anges qui, sur le devant du tableau, accueillent dans leurs bras les pèlerins, au seuil du monde nouveau que Dieu a daigné créer de son propre sang. Tout n’est plus que chant et prière : l’art surnaturel du moine de Saint-Marc a enfin ouvert les yeux et le cœur du vieux Sandro à cette poésie que, depuis l’enfance, il a toujours désirée sans pouvoir l’atteindre.

Mais, avec toute sa poésie, l’œuvre est profondément triste, d’une tristesse sombre et tragique ; et l’étoile de Bethléem ne parvient pas à y dissiper l’angoissante désolation de la nuit d’hiver. Était-ce sur lui-même, ou sur le monde, que pleurait Botticelli en peignant son dernier tableau ? S’affligeait-il de l’avènement désormais inévitable de cette barbarie que jadis, à la cour du Magnifique, des pédans lui avaient vantée comme une renaissance, un retour de l’humanité au fabuleux âge d’or ? Ou bien se rendait-il compte qu’il avait lui-même manqué sa vie, et que désormais, il n’avait plus ni l’énergie ni la fraîcheur nécessaires pour chercher la beauté là où il savait maintenant qu’elle était, là où l’avait, trouvée si aisément, si joyeusement, jadis, l’homme merveilleux qu’à présent il s’efforçait d’imiter ? Nous savons du moins qu’après ce tableau, il n’en peignit plus d’autre ; et Vasari nous le montre « cheminant avec deux béquilles, par les rues de Florence, vieux, malade, usé, prématurément « désutile ».


T. De WYZEWA.