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navires, son mépris des autres et son orgueil, cela amène de tristes réflexions sur notre pauvre pays avec ses discordes, son scepticisme, son découragement. Que ne ferions-nous pas encore, si tous ces fermens qui nous perdent se trouvaient noyés dans une pensée commune, sous une volonté unique ? Et quelle tristesse de sentir nos qualités incomparables réduites à l’impuissance par la dispersion !

L’hôtel où nous sommes descendus est une sorte de bouge où logent des Russes, des Chinois, et particulièrement des punaises. On n’y a jamais vu de Français. Un soir, nous avons été obligés de dîner dans l’une de nos chambres, parce que des officiers avaient envahi la salle à manger. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, les chants, les cris, les hourras, ont ébranlé les murs de bois de l’hôtel. Au matin, j’ai rencontré d’énormes tas de vaisselle et de verres cassés que les domestiques balayaient. Ces domestiques eux-mêmes sont bizarres. Ce sont presque tous des condamnés, libérés, il est vrai, mais astreints à un séjour de dix ans en Sibérie. Celui qui fait mon service a, paraît-il, tué six hommes. Il a du reste l’air très doux.

Ce que nous avons vu des autorités russes, civiles ou militaires, s’est montré fort aimable pour nous. Amabilité un peu de commande, peut-être, sauf chez ceux qui ont séjourné à Paris. On sent malgré tout, — peut-on les en blâmer ? — la grande idée qu’ils se font de leur pays et la petite idée qu’ils ont du nôtre. Nos théories sociales et révolutionnaires les étonnent comme une anomalie, les affligent comme un déplorable symptôme. Ils nous jugent incapables d’un effort viril, d’une énergie un peu tenace. Ils croient que les idées de nos socialistes ont envahi l’armée et que nos soldats refuseront de se battre. Ils nous disent, pensant nous faire encore un demi-compliment : « Vous êtes trop civilisés, trop intelligens ! » Au fond, ils nous prennent en pitié comme une race lancée irrémédiablement sur la pente fatale de la décadence. Cela est triste ; mais à qui la faute, sinon à ces « intellectuels » qui ont rempli nos journaux et nos livres de leurs attaques contre l’armée, de leurs calomnies contre les officiers, de leurs sentimens d’indiscipline et de révolte ? Et l’on croit, hélas ! que toute la France pense comme eux.


Soupé, un soir, au cercle militaire, en compagnie du capitaine de S…, aide de camp du gouverneur. Nous nous attablons