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général gouverneur de la Sibérie orientale. La ville occupe un large espace. Elle est coupée à angles droits par de grandes avenues rectilignes, présentant toujours les mêmes trous, les mêmes fondrières, les mêmes marais de boue, qui sont le caractère distinctif de tout chemin en Sibérie. On circule là-dedans en voiture, au galop. Parfois une secousse vous projette en l’air ; le cocher jaillit de son siège, semble voler au-dessus de ses chevaux. Le tout retombe généralement en place. D’une sorte de falaise à pic très élevée, où se trouvent l’église russe et quelques monumens publics, on domine le fleuve Amour. Et c’est vraiment un beau spectacle que celui de cette immense rivière roulant ses eaux calmes à perte de vue, avec des îles semées dans son lit, et sa nappe étincelante qu’on voit encore dans l’extrême lointain de l’horizon entre des coteaux et des arbres. Des bateaux à vapeur partent journellement pour remonter son cours jusqu’au point où la voie ferrée reprend pour aboutir au lac Baïkal. Nous avons ici le sentiment bizarre d’être très près, presque chez nous. Il suffit de remonter un peu cette eau, de traverser un lac, et bientôt on est à Irkoutsk. Là, dans un bon train, lambin, mais confortable, on prend tranquillement son billet pour Paris. Il semble que nous ayons fini un premier voyage. Et, en nous remettant en route pour Vladivostok et pour Pékin, nous avons la sensation d’un départ, l’idée de nous retrouver de nouveau effroyablement loin.

Ce n’est pas cependant que cela manque de couleur locale, ni que cette Sibérie ressemble à quoi que ce soit de déjà vu. Les voitures, les cochers, les chevaux, les habitans ont des formes spéciales. Les mœurs nous étonnent. Quand on passe près d’une caserne, on entend des chants tristes et beaux, très justes toujours, qui s’élèvent mélancoliques et puissans comme des chants religieux. Dans les églises, des prêtres à longs cheveux, avec des barbes en pointe qui leur font des têtes de Christ, disent d’une belle voix les prières liturgiques et, dans l’assistance, des soldats, des officiers, des généraux, à genoux ensemble sur les dalles, font, la tête inclinée, d’innombrables signes de croix. On sent passer le grand souffle qui fait la force, l’incroyable puissance de ce peuple, son unité, sa gloire, et qui est la commune pensée qui plane, qui s’envole du cœur des moujiks et des princes : « Pour le Tsar et pour Dieu ! » Plus encore que la force égoïste de l’Angleterre avec ses colonies, ses richesses, ses