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Vainement, au milieu du XIXe siècle, quelques hommes du plus personnel effort, autour de Rude, tentent un art plus vrai et plus humain, au sortir de l’affreuse parodie romaine qu’avaient vue passer les années de l’Empire. Car je ne m’imagine pas qu’on puisse jamais ressusciter à la vie « sculpturale, » à la joie de la belle matière, les effigies mortes et les pédantes « littératures » que sculptaient des Canova et des Thorwaldsen. Emportés à leur tour dans le coup de vent romantique, des hommes comme les David d’Angers, les Giraud passèrent, rouvrant du moins la voie à l’antique esprit du marbre et de la pierre. Et j’omets à dessein les autres pays que la France à cette époque, — le sculpteur, en vérité, n’y existe pas ou n’y existe plus ! — A Paris, tout l’intérêt artistique est autour de la belle dispute d’Ingres et de Delacroix ; le vent de l’esprit, qui « souffle où il lui plaît, » arrive, au moment où on s’y attend le moins, des bois voisins, des bois frais et tremblans, où sourit et peint le « père Corot… » Carpeaux seul demeure, d’une époque élégante et riche, où la société aimable, corrompue et déjà cosmopolite de la cour de Napoléon III raille, le trouvant trop rude et trop grossier, le fier ouvrier qui pétrit avec fièvre des filles nues au fronton du Pavillon de Flore, et fait tourner des sarabandes de belle chair à la façade de l’Opéra, au grand étonnement des Muses académiques et sages, leurs voisines. Celui-là fut encore vraiment un sculpteur, en son amour du mouvement, en son puissant « doigté » de la matière. Combien d’autres alors et depuis ne sont que des professeurs qui se répètent ou des peintres qui s’ignorent !

L’erreur initiale avait commencé à Florence, dès le XIVe siècle, avec Ghiberti, dont les célèbres bas-reliefs — pour les portes du Baptistère, que Michel-Ange, comme on sait, appelait les portes du Paradis, sans doute pour l’entrée… des peintres ! — ne sont, avec leurs plans étages et leurs perspectives de paysagistes, que… des tableaux sans couleurs. C’est l’antinomie inverse, — aussi grave d’ailleurs, — et le contraire de l’art polychrome, de la trop complète sculpture des premiers Grecs. Peut-être l’art, comme la divinité d’où il vient, n’a-t-il son sens le plus haut et son plus pur mystère que lorsqu’il laisse quelque chose à deviner, — à croire, — à l’admirateur passionné, au pèlerin de beauté qui passe. Et voilà, du même coup, l’explication, sans doute, du charme étrange, du charme intangible et certain qui semble attaché aux statues brisées, aux œuvres inachevées, aux êtres souffrans.