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avait été commis et qui en avait accepté la responsabilité, jusqu’au jour où une réparation jugée suffisante aurait eu lieu. Alors la Serbie aurait compris la réprobation dont elle était l’objet, et peut-être aurait-elle fait quelque effort pour reconquérir cette « considération » que, d’après l’empereur d’Autriche, elle a perdue. Mais, si l’on reste en relations avec un gouvernement encore couvert de sang, si l’on maintient des représentans diplomatiques auprès de lui, si l’un d’eux assiste aux fêtes de l’entrée du roi en uniforme et si un autre se contente d’ôter le sien, si le roi, avant d’avoir encore rien fait, reçoit de l’empereur de Russie le grand cordon de Saint-André, cette attitude équivoque n’est certainement pas de nature à réveiller, dans des consciences endormies, le remords du crime accompli.

Dans ces conditions, la Serbie se sent à moitié pardonnée. Elle est autorisée à croire que la raison d’État l’emportera sur les scrupules des Puissances et les étouffera bientôt. Après qu’on lui a donné cette impression, il faut avoir la franchise de dire que demander au roi Pierre de châtier les assassins d’Alexandre et de Draga est lui demander l’impossible. Il serait assassiné lui-même, s’il essayait de le faire. Peut-être éloignera-t-il de lui, pendant quelque temps, les principaux assassins, s’il les découvre, ce qui n’est pas sûr, car ceux qui, le lendemain du crime, se vantaient d’avoir porté les premiers coups, sont devenus aujourd’hui plus prudens ; mais un châtiment qui ne serait pas en rapport avec le forfait, et qui ressemblerait à une simple punition militaire, ferait plus de mal que de bien. Au point où en sont les choses, on ne voit pas comment Pierre Ier, désarmé par ses nouveaux sujets, qui ont pris soin d’amoindrir la couronne avant de la déposer sur sa royale tête, et sans appui sérieux en Europe, pourrait remplir la tâche à laquelle on le condamne. C’est avec le temps qu’il pourra conquérir l’estime du monde, s’il la mérite par les qualités de son gouvernement ; mais on ne voit pas aujourd’hui où il trouverait un officier pour arrêter ceux qui se sont rendus coupables des meurtres du 10 juin. Dans cet Orient où tant d’autres attentats ont été commis, quelquefois même sur des populations tout entières, celui de Belgrade laissera un souvenir mêlé d’épouvanté et de dégoût ; on ne cessera pas de le flétrir au nom de la morale ; mais il restera impuni.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.