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son mari s’était de bonne heure accoutumé à lui obéir. A soixante ans, Carlyle, qui couchait seul au second étage, n’avait pas la permission de fumer dans sa chambre : il était forcé de descendre au fumoir, la nuit, quand il ne pouvait pas dormir ; et souvent sa femme se plaignait à ses amis du bruit qu’il faisait dans les escaliers. Comme je l’ai dit, elle le « renvoyait, » littéralement, tous les étés, pour procéder à ce nettoyage annuel de sa maison qui paraît avoir été un des grands bonheurs de sa vie. En vain la priait-il de l’accompagner en Écosse, ou, plus tard, en Allemagne, lorsqu’il préparait sa biographie du grand Frédéric. Elle lui répondait : « Les lacs m’ennuieraient, dans les dispositions utilitaires où je suis en ce moment. Et puis ces Spedding, chez qui vous allez, sont assurément d’excellentes gens, mais, comme disait Sterling des Barton, si diablement peu stimulans ! » Quant au projet de voyage en Allemagne, elle lui écrivait : « Je vote pour que vous fassiez ce voyage sans moi. Je n’aurais que de l’ennui à être là-bas, avec l’idée de notre maison, ici, toute sens dessus dessous… Vous m’emmènerez une autre fois, si vous jugez que le pays vaille, pour moi, la peine d’être vu. » Et Carlyle partait seul, pendant qu’elle se délassait de son nettoyage par des séjours prolongés chez lady Ashburton : et, tous les jours, en de longues lettres, il lui décrivait ses sensations d’Allemagne, en échange du récit qu’elle lui faisait des confidences ou des révoltes de sa cuisinière.

« Je me suis mariée par ambition, écrivait-elle en 1856 ; mon mari a dépassé tout ce que mes plus folles espérances pouvaient attendre de lui : et cependant je suis malheureuse ! » Malheureuse, elle semble bien l’avoir été, en effet, étant née avec un besoin foncier de souffrir ; mais nous savons du moins, désormais, que ce n’est pas de Carlyle que lui est venu son malheur. Et nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’elle aurait eu, malgré tout, une vie plus heureuse si, au lieu de ne s’être mariée que « par ambition, » elle avait, dès le début, essayé d’aimer l’homme qui, de toute son âme, ne demandait qu’à l’aimer. Son exemple, Dieu merci, n’est plus pour nous prouver qu’il n’y a pas au monde de profession plus pénible que d’être la femme d’un homme de génie : il nous prouve seulement que, même dans cette profession-là, les plus brillantes qualités intellectuelles ne valent pas la simplicité de cœur, la tendresse, et l’amour. « Ah ! madame, disait à Mme Carlyle le vieux Sterling, quel dommage pour vous que vous ayez tant d’esprit ! »


T. De WYZEWA.