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son mari. Elle se plaignait de lui, par exemple, par ce qu’il travaillait trop assidûment à son Frédéric, ou parce qu’il s’était trompé sur la date de l’achèvement de ce livre, ou parce qu’il ne consentait pas à se laisser photographier, ou encore parce que, au contraire, il avait autorisé un peintre à faire son portrait. Parfois même ses doléances allaient plus loin : souffrant d’une grippe, ou d’un rhumatisme, elle accusait son mari d’être absorbé par Frédéric au point de ne pas se rendre compte de la gravité de son état. Mais Froude, qui insiste beaucoup sur cette seconde catégorie de plaintes, ne peut certes pas avoir ignoré leur monstrueuse injustice, puisque, aux mêmes dates, des lettres de Carlyle à ses amis attestent éloquemment l’extrême inquiétude où il était de la santé de sa femme. Je cite cet exemple au hasard : j’en aurais une foule de pareils à citer. Quand Mme Carlyle se plaint de son mari, toujours nous avons la preuve certaine que sa plainte est injuste : et le plus souvent cette preuve se trouve dans ses propres lettres, précédentes ou suivantes. Et, d’ailleurs, son mari est peut-être la seule personne au monde dont elle ait quelquefois parlé autrement que pour s’en plaindre : car cette femme remarquable avait à un degré vraiment singulier le besoin naturel de se plaindre de tout et de tous. Vient-elle demeurer chez des amis riches ? Elle se plaint aussitôt de leur sottise et de l’ennui qu’elle éprouve chez eux. En des termes qui ne laissent point d’être pénibles à lire, elle se plaint de sa mère, de son oncle, de ses tantes, de tous les parens de son mari dont, par hasard, elle se voit forcée de subir la compagnie. Elle s’obstine, malgré l’avis de son mari, à aller passer des semaines chez cette lady Ashburton chez qui Froude prétend que Carlyle l’a traînée de force ; et, dès qu’elle y est, elle se plaint de lady Ashburton, de ses invités, de la nourriture et du logement.

J’aurais voulu, ici encore, citer quelques exemples : mais je m’aperçois qu’il y en a trop : on en trouverait un, en moyenne, à chacune des six cents pages du recueil publié par M. Alexandre Carlyle. Voici seulement deux ou trois passages où Mme Carlyle parle de sa mère, dont Froude accuse Carlyle de l’avoir séparée. Le 27 mai 1834, elle écrit à son mari que sa mère lui a proposé de voyager avec elle, mais qu’elle s’est « fortement opposée » à cette proposition. « J’ai assez à faire en ce moment, ajoute-t-elle, sans avoir encore à subir des scènes. » Le 2 août 1836, elle écrit à son mari : « Vous connaissez les façons de ma mère. Elle est toujours prête à tout donner, excepté ce qu’on lui demande ; toujours prête à tout faire, excepté ce qu’on la prie de faire. Du lait frais, par exemple, je puis en avoir autant que je veux, mais