Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaître cette dame, que celle-ci l’avait souvent traitée avec une hauteur humiliante, qu’elle l’avait même un jour fait voyager avec ses domestiques, et qu’une rupture avait failli se produire, de ce fait, entre elle et son mari. Or, des lettres de Mme Carlyle, — que Froude n’a point publiées, mais qu’il a certainement connues, — établissent qu’il n’y a point dans tout cela un mot qui soit vrai. Elles nous font voir que Mme Carlyle a été présentée à lady Ashburton par un ami commun, Monckton Milnes, pendant un séjour de Carlyle en Écosse, que depuis lors elle n’a point cessé de fréquenter cette dame en l’absence de son mari, que jamais elle n’a été traitée par elle qu’avec une extrême amabilité, que Carlyle l’a toujours laissée « absolument libre » d’agir avec elle comme elle le voudrait, et que c’est elle-même qui, lors du fameux voyage, a préféré à la compagnie de lady Ashburton celle de son médecin dans un autre wagon. Mais, au reste, je ne saurais songer à relever ici les fausses affirmations de Froude touchant cet épisode, qui lui est évidemment apparu comme la scène dominante de tout son roman.

Et ce roman est bâti tout entier à l’aide des procédés que je viens de signaler. Non seulement Froude n’a tenu aucun compte des recommandations de Carlyle ; non seulement il a publié des pièces dont Carlyle, en termes exprès, avait défendu la publication ; non seulement il a poussé le manque de tact jusqu’à faire imprimer ses « révélations » trois mois à peine après la mort de l’homme qui lui avait ingénument confié le soin de sa mémoire : il a encore constamment travesti et défiguré les documens qu’il détenait, avec l’incessante préoccupation d’en tirer un témoignage de l’égoïsme de Carlyle, de sa brutalité, de son impitoyable tyrannie à l’égard de sa femme. Aussi le neveu de Carlyle, pour réhabiliter la mémoire de son oncle, n’a-t-il eu qu’à publier, presque sans commentaire, les lettres et les fragmens de lettres que Froude avait supprimés. Les deux volumes qu’il vient de nous offrir ne sont ainsi qu’une sorte de supplément aux recueils que nous possédions déjà de la correspondance de Mme Carlyle : mais un supplément précieux à tous les points de vue, et dont un des principaux effets va être de modifier de fond en comble la portée et le caractère des recueils précédons.


Il serait injuste de ne pas reconnaître, toutefois, que Mme Carlyle elle-même a collaboré, pour une certaine part, avec Froude et miss Jewsbury, à la confection du roman de son « martyre. » Le fait est que, surtout dans ses dernières lettres, elle se plaignait souvent de