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sauraient retenir de nos « idées françaises » que ce qui s’adapte à leur mentalité historique et ethnique. C’est ce que M. J. Novicow a décidément oublié dans son livre.

Je n’aime pas beaucoup, en « sociologie, » ni même en histoire, les exemples qu’on emprunte à l’antiquité : ils n’en sont presque point, tant de choses ayant changé depuis Alexandre et César ! Mais il en est cependant un que je ne puis ici m’empêcher de rappeler, et c’est celui de la « diffusion du grec, » aux environs du premier siècle de l’ère chrétienne, dans le monde méditerranéen. Elle offre en effet plus d’une analogie avec la diffusion de la langue française, et nous pouvons croire, si nous le voulons, que ces analogies procèdent de ce que nos vieux hellénistes, les Budé ou les Estienne, appelaient « la conformité du langage français avec le grec. » Les Evangiles sont en grec, et aussi les Pensées de Marc-Aurèle. Le grec était donc devenu la langue, non seulement de quelques millions d’hommes appartenant « à l’élite de la société, » mais aussi la langue populaire de ceux dont on pourrait dire qu’ils formaient « l’empire colonial » de Rome, et bientôt après de Byzance. On écrivait en grec l’histoire même romaine. On philosophait en grec. Les romans qu’on lisait étaient grecs. La vie latine s’était imprégnée des usages de la vie grecque. On avait des précepteurs grecs dans toutes les grandes familles. Quand on faisait des tragédies, c’étaient déjà des sujets grecs, Agamemnon, Médée, Hippolyte, qu’on mettait à la scène. S’il avait existé quelque part une académie pour mettre le sujet au concours, on eût pu savamment, et à bon droit, discourir de « l’universalité de la langue grecque. » Mais la Grèce, où était-elle ? qu’était-elle dans le même temps ? et quel avantage « la nationalité grecque » avait-elle tiré de la « diffusion de la langue grecque ? » Elle avait conquis son vainqueur, mais de cette victoire elle était morte, et, si je puis ainsi dire, sa nationalité s’était comme dissoute en s’universalisant. La langue grecque pouvait avoir toutes les qualités, sans en excepter celle de convenir merveilleusement aux exercices de la sophistique, et on pouvait d’ailleurs avoir semé l’univers « d’idées grecques ; » elle n’avait ni sauvé, ni préservé, ni maintenu « la nationalité grecque. » Preuve évidente et mémorable, à notre avis, qu’il n’y a presque pas de commune mesure entre « la diffusion d’une langue » et l’ « expansion d’une nationalité. » Et c’est ici que, revenant à la distinction que M. J. Novicow a essayé d’établir entre les