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non plus, sans soulever un « problème » historique ; et M. Bryce nous l’avoue, et il nous expose ce second problème non moins nettement qu’il a fait pour le premier. « Tous ceux qui ont suivi la carrière politique de Gladstone, nous dit-il, ont été frappés de la divergence radicale des opinions de ses compatriotes sur lui. Personne, en vérité, n’a mis en doute l’énergie sans limite de Gladstone, ni son éloquence. Mais l’accord s’arrêtait là. Et une section du peuple anglais admirait en outre, chez Gladstone, une droiture, une conscience, un enthousiasme moral, que jamais, depuis des siècles, un chef politique n’avait possédés à un tel degré. Une autre section, au contraire, l’accusait d’être un sophiste, un homme inintelligent, un mauvais patriote, un ambitieux vulgaire. Lorsque nous aurons brièvement examiné les qualités de son esprit et les aptitudes politiques dont il a fait preuve, nous ne manquerons pas de revenir sur cette divergence des vues du public à son sujet, pour essayer de découvrir laquelle des deux vues renferme la plus grande part de vérité. » Et le fait est que, tout le long de son étude sur Gladstone, M. Bryce nous laisse bien voir quelle est celle de ces deux « vues divergentes » qui lui semble « renfermer le plus de vérité » : mais n’aurait-il pas dû prendre encore la peine de nous expliquer expressément ce qui a pu donner lieu à la « vue » opposée, et la maintenir en faveur, durant un demi-siècle, auprès d’une bonne moitié du public anglais ?

Du moins il a si bien connu Gladstone, il l’a tant aimé, il en a conservé un souvenir à la fois si fort et si tendre, que le portrait qu’il nous offre de lui se dresse devant nous infiniment plus vivant que celui qu’il vient de nous offrir de Disraeli. Et nous sentons que le Gladstone qu’il nous montre est le vrai, un peu embelli seulement, çà et là, par la fidèle piété de son biographe. Figure à peine moins singulière que l’autre, d’ailleurs, et assez « excentrique, » avec le mélange de qualités opposées qui la constitue, pour expliquer la diversité des jugemens qu’on a portés sur elle.


L’individualité de Gladstone était si vigoureuse que tout ce qu’il disait ou faisait en portait l’empreinte. Et cependant c’était une individualité si complexe qu’elle produisait parfois l’effet d’un paquet de contrastes, capricieusement réunis dans une même personne. On pouvait, avec une égale justesse, l’appeler un conservateur et un révolutionnaire. Avec une nature impulsive dont il a eu souvent à souffrir, il n’était pas seulement prudent et réfléchi, mais si astucieux qu’on a pu l’accuser de dissimulation. Il était si respectueux de la tradition que, sur l’origine des poèmes homériques et sur la date des livres de l’Ancien Testament, il s’en tenait obstinément à des opinions désormais délaissées de tous les spécialistes ; et telle était sa hardiesse