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même de toute espèce d’usage du monde. C’est le parfait goujat. Possesseur d’un domaine royal, d’un château bâti pour Louis XIV, et d’un parc dessiné par Le Notre, il s’y promène avec des allures de coulissier en goguette. Il racole les gens au hasard et ramène chaque soir par ribambelles ces invités d’occasion. Il ignore jusqu’à leur nom et il les tutoie. Il les éblouit de son luxe de parvenu. Il étale sa vanité. Il parle avec ostentation de ses terres, de ses fermes, de son étang, de ses chasses. Ce n’est pas le ton de la bonne compagnie. On lui pardonnerait encore d’être si mal élevé, puisque au surplus il n’a reçu aucune éducation ; mais il a mauvais cœur. Il humilie son intendant, un gentilhomme tombé dans le malheur ; il chasse son jardinier, sous prétexte que la jardinière est enceinte, et qu’il n’y a rien de gênant dans une propriété comme les enfans, qui détériorent les plates-bandes et font peur aux chevaux ; il fait dresser procès-verbal aux ramasseuses de bois mort ; enfin il mène une guerre acharnée contre les oiseaux. Cela est à la lettre : il fait des carnages de tous les oiseaux qui s’aventurent sur ses domaines inhospitaliers. Il est sans pitié pour ces petites bêtes inoffensives et gracieuses, chères aux femmes et aux poètes. La dureté est d’ailleurs mauvaise conseillère et cet ennemi de la gent ailée sera puni par où il a péché. Car il s’imagine à tort que les oiseaux sont les ennemis de l’agriculture ; les bonnes gens de la campagne lui apprendraient à respecter ces utiles auxiliaires qui débarrassent leurs champs de milliers d’insectes pernicieux. Mais M. Lechat ne prend conseil de personne. Il a cette infatuation naïve des spécialistes qui, parce qu’ils réussissent dans leur spécialité, se croient universels et infaillibles. En dehors des affaires, il est d’une sottise d’autant plus choquante qu’elle s’agrémente de prétentions scientifiques. C’est un homme de progrès, à la manière de M. Homais. Il a un laboratoire de chimie, et rêve d’engrais mirifiques, comme faisaient Bouvard et Pécuchet. Il est idiot. M. Mirbeau a voulu nous montrer qu’un homme, supérieur dans sa partie et redoutable sur son terrain, peut être par ailleurs le dernier des imbéciles. Donc il a fait de son Lechat une espèce de fou, un fantoche, un ridicule de vaudeville. Il y a très bien réussi.

Au contraire, le second acte est celui de la gloire de Lechat. On va nous montrer ici l’homme d’affaires en train de travailler de son état. H s’agit de nous donner l’impression qu’il est très fort, et que c’est le diable en personne. Donc deux escogriffes, à la mine patibulaire, à l’allure de pleutres, au verbe hésitant, et pourvus de noms à coucher à la porte, sont venus lui proposer une affaire. Apparemment, si on leur