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au coin de mon feu. Et tu as été forcé, pauvre père, de te loger avec les pourceaux et les misérables sans asile sur un fumier infect ! Hélas ! hélas ! c’est merveille que la vie et la raison ne t’aient pas été enlevées du même coup.


« MUSIQUE. » — Parmi les indications matérielles d’une telle scène, pourquoi celle-ci, la dernière pourtant, domine-t-elle toutes les autres ? Pourquoi ce mot écrit en haut de cette page ? Pourquoi faut-il que la musique accompagne, même au risque de les couvrir, d’aussi magnifiques paroles ? C’est premièrement parce qu’elle eut toujours le divin pouvoir d’apaiser, de consoler et de guérir. Mais c’est encore, et la raison est plus profonde, parce qu’un Shakspeare même, comme un Dante, à quelquefois douté, peut-être désespéré de la poésie ; parce qu’à certains momens, il a touché pour ainsi dire les limites du verbe, et senti que la musique seule était capable de les franchir.

Ce n’est pas tout, et, parmi tant de paroles sur la musique, celle-ci, qui sera la dernière, nous paraît la plus haute :


Vois, — dit à Jessica Lorenzo, lui montrant la nuit étoilée, — vois comme le parquet du ciel est partout incrusté de disques d’or lumineux. De tous ces globules que tu contemples, il n’est pas jusqu’au plus petit qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie pareille existe dans les âmes immortelles ; mais, tant que cette argile périssable les couvre de son vêtement grossier, nous ne pouvons l’entendre.


Pour le coup, Shakspeare ici rejoint Dante. Ces concerts célestes, le plus grand des poètes mystiques les avait entendus ; ils sont demeurés inouïs au plus grand des poètes humains. Mais celui-ci du moins en eut l’intuition, le désir et l’espérance ; et, si Shakspeare a fait de la musique la compagne surtout de notre vie mortelle, il a cru, ne fût-ce qu’un moment, à son immortalité.


CAMILLE BELLAIGUE.