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fond, obscur à dessein, de l’orchestre, le frisson attardé d’un tambour de basque, un souvenir du bal, un couplet que s’en vont chantant là-bas de jeunes compagnons, jettent tour à tour de pâles et furtives lueurs. La musique ici ne décrit pas : avec une puissance qui tient à sa brièveté même, elle indique, elle suggère seulement. Elle réalise en quelques traits la beauté du lieu et celle de l’heure. Si vaste que soit le champ ouvert par la poésie à notre imagination, la musique le remplit tout entier. Elle fait passer dans l’ordre sonore la vision shakspearienne de la nature, comme ailleurs elle y introduit l’idéal shakspearien de l’humanité.

Elle évoque même parfois le décor de la féerie et du rêve, et nous ne saurions clore la liste des musiciens qu’inspira le poète, sans en rappeler un qu’on affecte d’oublier aujourd’hui : le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été. On ne cite plus guère, — avec ironie, — que la marche, nuptiale entre toutes : celle dont quelqu’un a dit plaisamment qu’elle est, avec la Marseillaise, le morceau qui a conduit le plus de gens à la bataille. Mais le sens ou la valeur shakspearienne de la musique de Mendelssohn n’est pas là : elle est dans l’expression d’une vie légère et subtile animant les esprits de l’air ; que dis-je, elle est, plus profondément encore, dans la représentation par les sons de l’air lui-même, de tout un ordre de phénomènes et de beautés, d’un élément enfin de la nature, dont la comédie de Shakspeare est le poème et la partition de Mendelssohn la symphonie.

Ainsi, dans une certaine mesure, la musique a fait siens les deux mondes : celui de la nature et celui de l’âme, qu’un Shakspeare avait créés. Oui, vraiment, elle les a faits siens ; elle a pris quelque chose à Shakspeare, pour le lui rendre au centuple ; non pour dépouiller le poète, mais pour l’enrichir, pour l’embellir encore et mettre le comble à sa gloire ainsi qu’à notre joie. La musique d’ailleurs, — j’entends la vraie, la grande, — n’agit pas autrement en ses rencontres avec la poésie. Elle n’est pas le miroir passif et seulement fidèle ; elle est le foyer de cristal qui rassemble en faisceau les rayons de la vérité et de la vie.


II

Voilà Shakspeare musical, j’allais écrire « musicable. » Et voici maintenant Shakspeare musicien. Il l’a été doublement