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que l’Irlande politique se donne à elle-même se retrouveront un jour sans doute, et peut-être bientôt, quand aura passé cette fièvre d’impérialisme qui les rend sans force aujourd’hui. Il est vrai que la crise unioniste menace de faire perdre à l’Angleterre son point d’appui moral en Irlande, comme la destruction du landlordisme, au « Château » de Dublin son meilleur soutien ; il est vrai encore que le parti conservateur anglais pourrait bien voir aux élections prochaines sa majorité assez réduite pour que le parti nationaliste se retrouvât, comme cela s’est vu déjà, l’arbitre de la situation à Westminster. Mais tout n’est pas là[1]. Rien, croyons-nous, ne saurait prévaloir quant à présent dans l’âme anglaise contre la toute-puissance de l’idée impériale, je veux dire l’idée de l’unité, de l’intégrité, de la sécurité de l’Empire, et la crainte (bien vaine ou au moins bien exagérée) d’y voir porter atteinte par la concession de la moindre franchise politique à l’Irlande. L’Irlande, dont c’est le malheur d’être trop près de l’Angleterre, apparaît aux yeux de beaucoup d’Anglais, notamment depuis la guerre du Transvaal, comme un « Transvaal virtuel, » qu’il est plus que jamais nécessaire, pour se garantir des dangers qu’il leur créerait en cas d’une guerre européenne, de maintenir à toute force sous le joug de l’Union, fût-ce par la coercition, fût-ce même, si la « sédition » l’exige, par une application du régime arbitraire et despotique des colonies de la Couronne, des Crown colonies.

Il semble donc que ce soit la conséquence de l’Impérialisme britannique d’éloigner, par la fatalité des choses, le jour de l’émancipation politique de l’Irlande. C’est ce qui explique qu’il y ait aujourd’hui, parmi les Irlandais les plus patriotes, bien des désespérés, dont le suprême espoir eût été de vivre un jour pour voir leur patrie libre, et qui comprennent qu’ils devront mourir, — qui meurent, hélas ! — loin de la terre promise. Est-ce à dire qu’il n’y ait de salut pour l’Irlande que dans la décadence de l’Angleterre, et que l’étoile d’Erin ne doive en effet briller que

  1. Je sais bien que, depuis quelques mois, l’hostilité anglaise contre l’Irlande semble s’être un peu atténuée, et que le gouvernement unioniste fait montre de meilleures dispositions à l’égard des Irlandais, dont il parait rechercher l’appui, ou du moins la neutralité, au Parlement ; on annonce même qu’il donnerait prochainement à l’Irlande une Université catholique, une extension du local government, des faveurs économiques. Malgré tout, il n’est guère vraisemblable de voir de sitôt le parti conservateur assez infidèle a ses principes, ou le parti libéral redevenu assez puissant, pour imposer à l’opinion anglaise le home rule irlandais.