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Vente de la terre au paysan, arrondissement des tenures dans l’Ouest par division des latifundia, voilà ce que réclame l’Irlande et ce que la Ligue a voulu obtenir par une agitation populaire, par un régime de pression pacifique qui incite le landlord à la conciliation, au besoin par un système d’intimidation qui l’effraie, sans retomber dans ce qui fut la faute de la Ligue nationale, sans décréter la grève obligatoire contre la « rente : » on sait trop ce que cette erreur a entraîné de misère et de désastres pour le paysan. Le landlord, il est vrai, ne se laisse pas aisément atteindre ni intimider ; la loi est pour lui ; il vit d’ordinaire au loin, et on ne connaît que son agent. Cependant, il y a moyen de le toucher indirectement, par ricochet, dans la personne de deux classes d’individus qui sont ses « cliens » et les soutiens indispensables du landlordisme en Irlande : le grazier d’abord, le marchand de bétail qui chaque année lui loue les terres d’élevage pour y mettre ses bêtes pendant la saison ; puis le grabber ou voleur de terre, le tiers larron qu’il installe sur les fermes d’où il a « injustement » évincé le tenant légitime (injustement signifiant ici, dans le langage du paysan irlandais : pour non-paiement d’une rente excessive et injuste). Aux uns et aux autres on fait donc la guerre. On les invite à vider la place, sauf compensation s’il y a lieu ; on les fait comparaître au besoin devant le comité local de la Ligue. Refusent-ils de céder ? On les boycotte. Sans doute ils ne font rien que de légal, mais ils sont par définition les ennemis du peuple : sans eux, le landlord convertirait en terres à culture ses pâturages inutiles, il ne ferait plus d’évictions injustes, sachant qu’il n’aurait personne à mettre à la place de l’évincé. Supprimez grabbers et graziers, c’en est fait du landlordisme ! Ajoutons qu’en fait, ces personnages sont peu intéressans d’ordinaire : usuriers ruraux, marchands à crédit, — « cormorans avides, » disait déjà d’eux en son temps sir Thomas More.

Sortons ici de nos idées françaises, faites au Code civil et à l’uniforme simplicité de notre régime de petite propriété terrienne, pour entrer un moment dans celles du paysan d’Irlande. Plus que tout autre il aime la terre, sa terre, pour elle-même d’abord, et puis parce qu’en l’absence d’industrie, elle est pour lui le seul moyen de vivre, ou de ne pas mourir de faim. Le landlord, à ses yeux, est toujours le conquérant, tout au moins l’étranger, — nu-propriétaire légal qui, notons-le, n’a jamais