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l’autre à recevoir l’ordre de rejoindre avec son armée celle du Duc de Bourgogne, n’en osait rien détacher, pour couvrir la province sans défense. Un corps de cavalerie isolée, rencontré par Tilly dans la plaine de Lens, autrefois théâtre d’une des plus brillantes victoires de Condé, s’enfuyait en désordre, et la malheureuse province était mise, comme on disait alors, sous contribution, c’est-à-dire que les États rassemblés à la hâte étaient obligés de promettre le paiement d’une somme de deux millions de francs, pour éviter, comme Messieurs d’Artois le disaient assez piteusement dans une lettre à Chamillart, « les pillages, les incendies, les meurtres et les saccagemens ; » et ils ajoutaient : « Il a fallu subir cette loy par un ennemy qui avait l’épée et le flambeau à la main, pour exercer sur nostre province ce que la guerre a de plus rigoureux[1]. » L’ennemi allait même plus loin. Par bravade plutôt que dans la pensée d’y réussir, « il avait l’insolence de faire envoyer des mandemens pour la contribution en Picardie[2], » et Berwick, qui annonçait la nouvelle, proposait, « dans cette situation violente, de faire monter à cheval le ban et l’arrière-ban et de faire assembler toutes les milices de la Picardie et du Boulonnois[3] » pour défendre le cours de la Somme. Heureusement, ces mesures extrêmes ne furent pas nécessaires. Tilly poussa bien sa pointe aventureuse jusqu’à la place de Doullens, qu’il somma de se rendre, et qui répondit à coups de canon. Mais les bourgeois d’Amiens, plongés dans l’épouvante, évacuaient précipitamment les faubourgs pour se renfermer dans l’enceinte de la ville. De la province, l’émotion gagnait jusqu’à Paris où l’on se croyait revenu aux mauvais jours de l’invasion espagnole, au lendemain de Saint-Quentin ou de Corbie.

Durant ces jours d’incertitude et d’anxiété, le Roi ne perdit rien de sa dignité et de son sang-froid.. Ses dépêches, peu connues, témoignent de beaucoup plus de sagacité que celles de Vendôme, de beaucoup plus de résolution que celles du Duc de Bourgogne. Par ses conseils et ses ordres très judicieux, il s’efforçait de réparer la faute qu’il avait commise en associant deux hommes aussi différens. N’ayant voulu, au lendemain d’Oudenarde, donner tort ni à l’un ni à l’autre, il s’appliquait à rétablir le concert

  1. Dépôt de la Guerre, 2 082. Les députés des États d’Artois à Chamillart, 2 août 1708.
  2. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 401.
  3. Dépôt de la Guerre, 2083. Berwick à Chamillart, 29 juillet 1708.