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puisqu’elle est morte. Non, plutôt je reviendrai dans un moment, quand il sera l’heure ; allons-nous-en.

Quel infatigable destructeur, le Gange ! Tant de palais écroulés dans ses eaux ! Des façades entières ont glissé, sont descendues sans se rompre et demeurent là, à demi noyées. Et tant de temples ! Ceux d’en bas, qui voisinent trop avec le fleuve, ont toutes leurs pyramides penchées comme des tours de Pise, sapées en dessous, irrémédiablement. Ceux d’en haut seuls, protégés par l’amas des granits, par l’entassement des substructions de tous les âges, ont gardé droites leurs pointes rouges ou leurs pointes d’or qui montent dans le ciel, chacune accompagnée de son tourbillon d’oiseaux noirs. — Et comme elle est d’aspect mystérieux, en ces pays, la pyramide brahmanique, lorsqu’on la détaille ! « Un grand if de cimetière, » avais-je dit en cherchant à la comparer ; mais, de près, elle est plus étrange que cela : elle est l’assemblage en faisceau d’une myriade de petits clochetons, d’une myriade de petites choses toutes pareilles, et dont la forme inchangeable, consacrée par les siècles, ne ressemble à rien de connu dans notre architecture occidentale.

Le peuple de Brahma est à présent réuni tout entier sur l’eau de son fleuve profond ; les mille petits radeaux attachés à la rive fléchissent et s’enfoncent sous le poids des hommes en prière. Et, au-dessus de tout ce monde, qui a les mains jointes ou qui jette des fleurs, ce sont les escaliers gris, les soubassemens gris, toute la zone des constructions lourdes et couleur de vase, qui semblent les racines déchaussées de la sainte Bénarès.

Ma barque, remontant sans hâte le cours du fleuve, vient à passer ensuite devant des quais plus solitaires, un quartier de vieux palais, où il n’y a plus de radeaux le long du bord. (Tous les rajahs des pays d’alentour ont sur le Gange une résidence, un peu délaissée, où ils viennent de temps à autre faire une retraite.) Les murailles massives montent d’abord droites, sans ouvertures, et c’est seulement tout en haut que commencent les fenêtres, les balcons, la vie de ces impénétrables demeures. Des musiques se font là-dedans, ce soir, des musiques étouffées, gémissantes, et comme de souffle trop court. On entend pleurer des musettes au timbre de hautbois. Parfois, ce n’est qu’une seule phrase, une lamentation, qui s’élève et qui meurt ; et puis, après un court silence traversé par un croassement de corbeau, une autre phrase, comme une réponse, arrive d’un autre palais.