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à un faisceau de gigantesques troncs de palmier, que lieraient à différentes hauteurs des coulans brodés, des coulans qui sont des galeries en granit, surchargées d’inscriptions d’Islam en mosaïques blanches…

Je dormais presque… Des pas d’homme, tout à coup, au-dessous de moi, des pas empressés ! Diversion bien imprévue, après des heures d’un tel silence. Et une dizaine de personnages apparaissent, éclatans de couleurs, — des bleus crus, des blancs, des dorures, — sur la monotonie rousse des grandes pierres. Musulmans du Nord, Afghans reconnaissables à leurs bonnets pointus ; des tarbouchs, enroulés très bas, cachent leurs oreilles et les coins de leurs yeux, laissant surtout paraître le nez en bec d’aigle, la barbe couleur de jais. Ils marchent vite, vite, l’air faux et mauvais. Invisible dans ma niche, insoupçonné là-haut, je m’amuse à les observer. Ils sont de pieux pèlerins que la foi seule amène, c’est manifeste. Dévotement, ils s’arrêtent devant les beaux portiques des mosquées défuntes, ils se prosternent pour baiser des tombes, et puis, toujours en hâte, s’en vont plus loin, je ne sais où, s’évanouissent dans les ruines.

Trois heures bientôt : le recommencement de la vie. Des perruches vertes sortent de tous les trous de la voûte, crochant leurs griffes aux sculptures pour se pencher et regarder, puis s’élancent, prennent leur vol, avec un cri de vitalité inquiète et féroce. Les trois chèvres s’éveillent à leur tour, emmènent leurs petits à la recherche de l’herbe, de l’herbe rase et desséchée. Et je descends moi-même, pour errer dans la ville fantôme.

Ruines de maisons, ruines de temples, ruines de palais et de mausolées ; çà et là, de maigres troupeaux, essayant de brouter parmi les pierres, se dispersent aux lointains de la funèbre lande murée. Les pâtres sauvages qui les mènent jouent du pipeau en sourdine ; ils ont l’air recueilli, l’air intimidé par tant de sanctuaires effondrés alentour. Et de partout on voit se lever la tour rose, qui semble faire le guet, au milieu de l’universelle désolation.

A de vagues carrefours, aux entre-croisemens de ce qui fut des avenues, il reste des balcons, sur des pans de murs ; des espèces de loggias avancées subsistent encore, d’où les belles d’autrefois regardaient passer les éléphans en robe de pourpre, les cortèges de grands parasols, les défilés des cavaliers de guerre, les foules des vieux temps magnifiques…