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étapes, je le fus encore moins de lui, car il devint aussi paresseux, aussi malintentionné qu’il avait été travailleur et dévoué.

Le plus rusé de nos « fricoteurs » aurait reçu des leçons de mes noirs ; quelle qu’eût été la fatigue du jour, leurs langues ne se taisaient que bien avant dans la nuit, et ces orateurs vantards et fantaisistes ne tarissaient pas de conter les bons tours joués au Niapara, la charge aux dépens du voisin, la corvée esquivée et faite par un moins habile. Tous de rire à réveiller un ivrogne, jusqu’à ce que le maître impatienté de ne pas dormir entre ses murs de toile eût commandé le silence.

Au départ de la caravane, toutes les caisses, tentes et autres impedimenta du voyageur, sont réunis en ballots par les soins du Niapara. Il fait un mélange habile de tous ces objets qui jurent d’aller ensemble, de façon à approcher le plus près possible des 60 livres qui doivent faire l’étape sur la tête du porteur. Bien entendu, chacun accepte moins, jamais davantage, et point n’est besoin pour lui de balance. Pendant la route, le Niapara marche le dernier de la file, presse les porteurs et relève les charges qui s’effondrent. Son kibocho, fouet en peau d’hippopotame, est pour lui l’ultima ratio qui fait marcher ses subordonnés. A peine arrivés au camp on entend se croiser les ordres : Hassani, lete couni — Othmani, piga piga. (Hassan, apporte du bois ; Othman, plante les piquets.) Suit un déluge de protestations de la part des interpellés qui ne se taisent que devant la menace du kibocho.

Le grand jour pour le Niapara est celui où les noirs reçoivent le posho. En caravane, tout porteur a pour nourriture journalière une livre et demie de riz ; l’ascari, qui ne porte que ses armes, a droit à deux livres. La distribution de riz, le posho, a lieu tous les dix jours. Le noir porte, comme Esope, sa nourriture en plus de sa charge ; mais, doué d’une grande élasticité d’estomac, il aime mieux en porter moins sur la tête. Dès le cinquième ou sixième jour il est à jeun, et compte sur la chance ou le fusil du maître pour le nourrir. La veille de la distribution, le Niapara, suivi de tous les noirs, se présente devant la tente de l’Européen et prononce les paroles anxieusement attendues de tous les affamés : Kécho, posho (Demain distribution.) L’Européen jette un coup d’œil inquiet sur les sacs de riz qui disparaissent et donne au Niapara tout ce qui lui est dû.