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chantier de travail était au Victoria-Nyanza, et qu’il fallait aller là pour apprendre quelque chose.

De Zanzibar et de Mombasa, deux jours de chemin de fer et un long mois de monotones étapes m’avaient conduit au lac Baringo. La vie du voyageur qui veut faire du chemin est austère et réglée comme celle du moine. Parti à l’aube, il dresse son camp près de l’eau vers le milieu du jour, étudie ou collectionne, sort avec son fusil pour le dîner du soir et se couche avec le soleil. Après une nuit coupée d’une ronde ou deux pour s’assurer si le feu brûle et si le soldat veille, il repart le lendemain.

Un Massaï gigantesque me servait de guide. Il s’en allait devant, les genoux fléchis, par grandes enjambées ; s’arrêtant par momens pour s’orienter et attendre les porteurs qui venaient en file indienne ; puis reprenant la voie après avoir consulté le sol et le ciel. Que de fois, après six ou sept heures de marche, où je cherchais vainement les repères de mon guide, n’ai-je pas arrêté la colonne, me croyant perdu ! Nul chemin, rarement même une piste de fauves, et l’herbe longue s’étendant au loin jusqu’aux montagnes.

La route directe du lac Baringo au lac Victoria venait d’être interdite aux caravanes par le protectorat. Des bruits de guerre sourdaient de la haute forêt de l’Ouest, qui couvre les sommets des Mau et des Nandi. Des blessés avaient croisé ma route, et rentraient à la côte pour y être soignés. Ne pouvant aller sans folie au lac Rodolphe, seul avec mes deux soldats noirs pour toute escorte, je descendais vers le sud du lac Baringo, espérant toujours voir s’ouvrir devant moi la route des grands lacs. La solitude développe chez l’homme le moins trempé une énergie extrême, et ce mois de marche à travers le désert nous avait entraînés, moi et mes noirs, pour les pires difficultés, comme ces équipages de navire, qu’il est nécessaire de faire naviguer, avec leur capitaine, avant de les envoyer au feu.

D’être le seul blanc d’une caravane donne une autorité immense, au pays africain. Livingstone a voyagé ainsi. Le noir n’accepte pas nos hiérarchies sans les discuter ; pour lui, le grand maître (le bana kubwa) est souvent celui qui est le plus grand de taille, ou plus encore celui qui a les clefs des caisses ; mais le second Européen est obsédé par des noirs insidieux qui espèrent bien mettre les blancs en contradiction. Un jour de