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Rendant compte d’une autre pièce du jeune dramaturge, un critique a dit qu’on y retrouvait « Dumas père s’exprimant par la voix de Milton. » Je n’oserais point soutenir que, dans son Paolo and Francesca, M. Phillips se soit exprimé « par la voix de Milton ; » mais certes la conception générale de son œuvre rappelle fort les drames en vers de Dumas, à moins que ce ne soit ceux de Casimir Delavigne. La servante aveugle qui prophétise, les deux frères se rencontrant chez le vieil alchimiste, tout cela sort essentiellement des procédés de mélodrame ; et il n’y a pas jusqu’au revirement soudain des dispositions de Lucrèce à l’égard de Francesca qui, avec la façon dont il se produit trop tard, avant la catastrophe, ne fasse songer aux tardifs remords de Lucrèce Borgia. Mais ce revirement donne lieu, dans l’œuvre de M. Phillips, à une belle scène, où la savante harmonie des vers nous traduit des sentimens humains et profonds, tandis que la plupart des autres scènes n’ont à nous offrir que l’harmonie de leurs vers, sans que jamais l’émotion des personnages rayonne jusqu’à nous. Les deux héros, en particulier, n’ont pas un mot qui nous aille au cœur. Ni leurs joies ni leurs souffrances ne nous touchent vraiment, n’étant pour eux-mêmes qu’un prétexte à des lieux communs poétiques, dont quelques-uns d’ailleurs ont une forme parfaite. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler surtout, en présence de ce couple banal d’amans adultères, le couple douloureux que nous a montré la Divine Comédie, le couple qui vole en pleurant à travers la nuit éternelle. « Hélas ! que de doux rêves, que de désirs, ont dû conduire ce couple à une telle aventure ! » Nous nous rappelons la vision de Dante, et son souvenir nous rend plus sévères encore pour l’œuvre du jeune dramaturge anglais, qui n’a su nous rien apprendre de ces « doux rêves, » et de ces « désirs. »


M. d’Annunzio, lui non plus, ne nous en apprend rien. Ses deux héros ne répondent guère, eux non plus, à l’image que nous nous faisons du couple dantesque. Il y a dans ce couple quelque chose de pur et de passionné, un mélange indéfinissable, de grâce et de désespoir, qui le met pour toujours en dehors, au-dessus, de notre réalité humaine. La Francesca du vieux poète nous apparaît, en une certaine façon, l’incarnation éternelle des crimes de l’amour. La Francesca de M. d’Annunzio est simplement, — quelque effort qu’il ait tenté pour nous l’embellir, — une jeune femme mal mariée qui trompe son mari. Et puis, de même que les héros de M. Phillips, ceux de M. d’Annunzio échouent à nous révéler la longue suite de désirs et de rêves qui les a