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combat, pour ainsi dire, la poitrine découverte, et sa frontière du Nord-Est, péniblement conquise, est l’œuvre de la volonté nue.

Une fois lancée dans cette direction, elle ne sait plus où s’arrêter. Ne voyant pas de borne à son élan guerrier, elle n’en conçoit pas à sa puissance, au moins sur terre. Elle s’enfonce à corps perdu dans les querelles du continent. Vainement les plus clairvoyans de ses hommes d’Etat, un Coligny, un Richelieu, un Colbert, essayent de la détourner des guerres religieuses, des guerres dynastiques, des guerres « de magnificence. » Vainement ils lui rappellent qu’elle a des intérêts au-delà des mers : elle les écoute un instant, puis elle retourne verser, sur ce champ de bataille éternel, le plus pur de son sang. Ses gentilshommes croiraient déroger s’ils ne partaient à chaque printemps pour la frontière. Ses princes manqueraient aux traditions de leur maison s’ils ne préféraient aux entreprises lointaines les acquisitions territoriales, ou même leurs intérêts de famille. Pour soutenir les Bourbons d’Espagne ou ceux de Naples, ils abandonnent sans regret le Canada et les Indes.

Dès lors, le prodige, ce n’est pas que la France ait perdu son empire colonial, c’est qu’elle ait trouvé le temps et la force de le fonder. Quand nous étions déchirés par les discordes religieuses, quand l’ennemi était à trente lieues de la capitale, quand il fallait reprendre Saint-Quentin aux Espagnols, Calais aux Anglais, Lille à toute l’Europe ; quand des revers inouïs mettaient à l’épreuve la patience du grand Roi, quand la famine désolait le pays, ou quand l’indifférence de la Cour rebutait les Dupleix et les Lally-Tollendal, il fallait avoir le diable au corps pour s’installer aux Antilles et à la Guyane, pour découvrir le Mississipi, pour créer le Canada et la Louisiane, pour s’emparer des Indes, et pour donner aux Anglais, maîtres de la mer, des leçons dont ils n’ont que trop bien profité.

Toutes les qualités qui font les grands peuples colonisateurs, nous les avons eues : l’audace et l’esprit d’aventure, nos adversaires mêmes le reconnaissent ; — l’instinct migrateur, nos protestans, hélas ! en sont la preuve : malheureusement, l’intolérance royale leur interdisait nos colonies ; — la vertu prolifique, chaque fois que nous échappons aux lois oppressives de la métropole : le Canada, en attendant l’Algérie, est là pour l’attester ; — le talent d’organisation : il suffit de rappeler l’œuvre de Dupleix. Il ne nous a manqué qu’un bon gouvernement.