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administration, les anciennes provinces turques devaient effectuer une sorte de mue. Il leur fallait passer d’un régime oriental, à la fois asiatique et archaïque, à un régime occidental moderne. À ce pays arraché à l’Europe par la conquête ottomane, au XVe siècle, et demeuré pendant quatre cents ans immobile, il fallait, tout d’un coup, en une génération, sauter, comme d’un bond, par-dessus plusieurs siècles. Rien de plus dangereux, pour un peuple et pour une race, que de pareils sauts et de pareils changemens. Son génie, ses croyances, ses notions de la vie et du droit, sa santé physique et sa santé morale peuvent s’y perdre. Au lieu de précipiter l’évolution et de hâter le mouvement, le gouvernement de la Bosnie a plutôt cherché à l’adoucir et à l’enrayer.

Cela, en toutes choses, dans tous les domaines. Ainsi, comme nous l’avons dit, pour la propriété ; au lieu de suivre les conseils des imprudens, qui poussaient à des lois agraires et au remaniement radical de la propriété foncière, le gouvernement, tout en travaillant à relever la situation des tenanciers, a su respecter les droits séculaires de leurs seigneurs, s’abstenant de porter la main sur aucun droit ou aucun intérêt respectables. Ainsi pour le mode de tenure de la terre, pour l’antique zadruga des Slaves du Sud, c’est-à-dire pour les communautés de famille en usage encore chez nombre de tenanciers. Si le gouvernement bosniaque n’a pas, ainsi que le nouveau code du Montenegro, reconnu officiellement la zadruga et les communautés de famille, il s’est gardé de les abolir, comme on l’avait fait, jadis, imprudemment, en Croatie, au risque de former ou d’accroître un prolétariat rural, trop souvent voué à la misère. En Bosnie, la zadruga continue encore son existence obscure. Les seigneurs, musulmans ou chrétiens, sont fréquemment les premiers à s’opposer aux partages de famille de leurs tenanciers ; et, là même où le partage a lieu, il se reforme, souvent, en Bosnie, comme au Montenegro, une zadruga, une communauté plus petite, avec la nouvelle génération. Nulle part, croyons-nous, le gouvernement n’a cherché à introduire d’autorité, dans le pays, des lois ou des pratiques d’origine étrangère, faites pour des peuples d’une autre civilisation ou d’une culture plus ancienne.

Malgré toutes ces précautions et cette sage retenue, le gouvernement de la Bosnie ne pouvait épargner à ses administrés toutes les difficultés et tous les malaises d’un tel changement. Le passage