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Entrons chez l’un d’eux, et non des moindres, car il a épousé la fille d’un des plus antiques et des plus puissans daïmios : sa maison, qui domine tout un quartier de Tôkyô, était à peine achevée, lorsqu’il voulut bien nous y recevoir. C’est un palais de bois sans étage, posé sur le sol, et ceint d’une clôture de bois comme le temple shintoïste. Introduits dans l’aile gauche, après avoir traversé deux boudoirs décorés et meublés à l’européenne, nous trouvons, au milieu d’un salon spacieux et encore vide, le jeune prince en conférence avec son tapissier, un Japonais ancien élève de notre École des Beaux-Arts. Il choisit des tentures et il hésite entre les soies de Kyôto, qui déroulent à ses pieds leur sombre magnificence et la grâce fleurie des soies lyonnaises, chères à la Pompadour. Cette pièce, qui fait l’angle de la maison, donne sur une vaste salle à manger dont le bois naturel des caissons et des murs éblouit par la richesse de sa nudité. Ni moulure ni coup de pinceau, nul travail humain ne vaut cette surface douce et luisante où transparaissent et s’entre-croisent les veines mystérieuses de la vie. La place est prête : on n’attend que le mobilier. Mais, qu’il vienne de Paris ou de New-York, la simplicité du vieux Japon n’a pas à redouter de comparaison avec la main-d’œuvre exotique. Il ne lui en coûtera rien de se montrer hospitalière. Notre ébénisterie n’éclipsera pas plus sa splendeur primitive que les idées étrangères n’ont obscurci la tradition nationale chez cet homme souple et ferme, aux yeux oblongs, au menton fuyant, et dont le sourire héréditaire nous caresse sous des moustaches modernes un peu rêches.

D’ailleurs, — salle à manger, salon et boudoirs, — s’imaginer qu’il vit en cette partie de la maison, ce serait penser qu’on respire le grand air derrière de fausses fenêtres. La porte d’un nouveau corps de logis, au lieu de s’ouvrir, glisse en ses rainures, et nous voici à cinq mille lieues de la civilisation européenne. Les plafonds s’abaissent, les couloirs aux frises ajourées et aux cloisons mobiles se rétrécissent et s’allongent, le parquet calfeutré de tatami s’amollit sous les pieds. Pour mieux nous marquer que nous avons passé le seuil d’un autre monde, le prince nous fait pénétrer dans un petit oratoire où, entre deux tabernacles, les tablettes de ses ancêtres se dressent et s’alignent sur un autel de bois blanc. En face, sa chambre, qui est en même temps son cabinet de travail, si merveilleusement simple que, toute fraîche encore, elle semble dater de dix siècles. La lumière