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que parfois, aux beaux jours de 1789, de 1830 ou de 1848, il a rapproché les hommes dans une étreinte fraternelle, et que nous lui devons plus d’une loi ou d’un décret vénérable ! Mais je sais aussi qu’en son essence propre et par définition l’esprit démocratique est l’esprit égalitaire, et que, livré à lui-même, il court grand risque de dégénérer en esprit d’envie, de révolte et de destruction. Livré à lui-même, la littérature qu’il suscite, ce sont peut-être les exquises et fielleuses maximes de Chamfort, les comédies de Beaumarchais, les pamphlets de Paul-Louis Courier : ce sont plus sûrement les journaux jacobins de l’époque révolutionnaire, les grossiers romans d’un Pigault-Lebrun ou d’un Eugène Sue, les Réfractaires de Vallès, et, disons d’un mot, pour ne point citer de titres plus récens, tous les écrits qui prêchent au bourgeois la haine de la noblesse et au peuple la haine de la bourgeoisie. Et cet esprit-là m’a bien l’air, je l’avoue, d’avoir dicté à Hugo certains chapitres des Misérables, de lui avoir dicté sa théorie de l’insurrection et de la sainte barricade ; mais, à considérer l’énorme ouvrage dans son ensemble, il n’en fait point l’âme, il n’en est point le souffle.

L’âme et le souffle des Misérables, est-ce purement et simplement l’esprit chrétien ? Je ne le crois pas davantage. Oserai-je dire en effet que l’esprit chrétien a quelquefois le tort de renfermer une part trop grande de résignation passive ; et de renoncement, de trop bien accepter, dans l’attente de l’éternelle justice, les iniquités d’ici-bas ? Qu’on l’étudie, par exemple, chez un homme du XVIIe siècle ; qu’on relise le beau sermon de Bossuet sur l’Eminente dignité des pauvres dans l’Église, ce sermon que Bossuet lui-même résume ainsi : « La politique de l’Eglise est directement opposée à celle du siècle ; et je remarque cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le monde, les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs ; dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres, qui sont les premiers-nés de l’Eglise et ses véritables enfans. Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir ; au contraire, dans la sainte Eglise, les riches n’y sont admis qu’à condition de servir les pauvres. Troisièmement, dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour les puissans et les riches, les pauvres n’y ont part que par leur appui ; au lieu que, dans l’Eglise de Jésus-Christ, les grâces et les bénédictions sont pour