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relèguent à un rang inférieur ne sont qu’apparentes, je le répète.

Nous expédions un affreux dîner de viande bouillie et de custard pie, chausson à la crème. Les dîners sont toujours affreux ici, même dans les maisons où le luxe de l’éclairage et des calorifères perfectionnés ferait croire que la table est à l’avenant. Vite, nous retournons à l’atelier reprendre le travail quand une heure sonne. Sur quelque cent mètres ses murs de brique rouge bordent la rue, implacables et silencieux. A l’intérieur bourdonne l’activité collective de mille employées. Au fracas des machines se joint la diffusion dans l’air d’une poussière fine, nuage de filasse créé par le frottement continu des doigts agiles sur les hardes informes qu’ils façonnent. Entre les salles où l’on taille et celles où l’on finit, 7 000 douzaines de chemises sont en train. Elles passeront par des mains innombrables avant d’être achevées. Une multitude d’individus y aura participé dans ce petit monde d’êtres humains, aux goûts variés et aux préférences distinctes, ayant chacun son habileté, ses impressions propres, et condamnés cependant à ne pas laisser trace de tout cela sur ce qu’ils créent. Les 7 000 douzaines de chemises doivent être exactement pareilles les unes aux autres. Ainsi mille pauvres âmes se seront évertuées, onze heures durant, à supprimer tout ce qu’elles peuvent de leur personnalité et à produire, par une action purement mécanique, des résultats aussi semblables que possible les uns aux autres et à tout le travail de la machine en général. Comment l’effet, sur l’esprit et sur la santé, de cette activité frénétique, dépourvue de pensée, ne serait-il pas déplorable ?

Pendant la première après-midi de mon apprentissage, il y a peu d’harmonie entre ce que je fais et ce que je voudrais faire. Je n’ai « fini » que deux douzaines de chemises. La personne sous la direction de laquelle je travaille en finit quotidiennement de trente à quarante douzaines. On nous paye à la pièce et, toute l’année, elle gagne ainsi dix dollars cinquante par semaine. Elle a passé cinq ans dans la fabrique. D’autres femmes autour de moi, y sont depuis sept, neuf, quinze ans. Plus d’une a mis de côté jusqu’à mille dollars.

A travers le tapage incessant elles s’interpellent gaiement, bavardent, racontent des histoires. Elles parlent de tout, sauf des soins domestiques, de la cuisine ou du ménage. Jamais je n’ai entendu personne aborder ces sujets. Le thème favori c’est