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Au-dessous des chefs officiels et apparens, d’autres influences plus difficiles à saisir, mais non moins actives que la leur et souvent plus efficaces, entretiennent dans la masse une fermentation incessante. La grève générale actuelle en est la preuve. Elle a commencé avant même que le congrès de Commentry fût réuni, a pris une recrudescence plus forte dès qu’il l’a été, et s’est encore développée lorsque ses décisions ont été connues. Enfin elle avait déjà envahi un grand nombre de centres miniers, sans attendre que le Comité national des mineurs eût tenu sa première séance. Celui-ci, se sentant débordé de toutes parts, a eu la main forcée. Il a eu peur de perdre sa popularité et son prestige s’il essayait d’arrêter un mouvement dont il ne se sentait plus le maître. Il s’est résigné à ordonner une grève qui n’avait pas attendu son ordre pour éclater.

Les journaux socialistes en concluent que la grève générale a été toute spontanée, qu’elle est sortie de la conscience des ouvriers par un mouvement qu’on peut comparer à ceux de la nature elle-même, dont personne n’est responsable et auxquels tout le monde doit se conformer. Que ce mouvement soit aveugle, oui certes, il l’est : mais spontané, non. Il ne suffit pas, pour qu’un mouvement soit spontané, qu’il échappe aux mains de ceux qui prétendaient le diriger. Voilà plusieurs années qu’on entretient les ouvriers dans la conviction que les griefs qu’on leur a forgés sont légitimes, que leurs revendications sont sacrées, que c’est uniquement par mauvaise volonté et par rapacité naturelle que les capitalistes refusent d’y accéder. À ces hommes dont le labeur est dur et la vie difficile, on présente une sorte de paradis terrestre où on leur dit qu’il leur est loisible d’entrer quand ils le voudront par la porte de la grève ; et on s’étonne qu’à un certain moment ils poussent violemment cette porte, prêts à l’enfoncer si elle résiste ! Il n’y a certainement là rien de spontané ; tout, au contraire, a été préparé de très longue main. Les meneurs habituels des grévistes cherchent à les excuser en disant qu’ils ont été longtemps trompés, dupés, bernés ; et, sans doute, ils l’ont été ; mais par qui, sinon par ces meneurs eux-mêmes ? La responsabilité des déceptions revient à ceux qui ont fait naître des espérances irréalisables. Il en est finalement résulté pour le monde du travail tout entier, ouvriers et patrons, un malaise intolérable, au point que ceux mêmes qui redoutaient le plus le dénouement de la grève générale, parce qu’ils en comprenaient le mieux les périls, avaient fini par se demander s’il ne valait pourtant pas mieux que cette inquiétude de tous les jours et cette incertitude du lendemain où on les avait condamnés à vivre.