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encore l’aspirant au martyre, — et pourtant une étrange aventure allait faire de ce naïf une victime de tyran, un confesseur de la religion jacobine…

Mais si l’honnête Pinoteau n’avait gagné les cœurs en l’enragée demi-brigade, un de ses officiers y était populaire. Excitant ces furieux, le jeune commandant Antoine Couloumy savait mener le régiment au doigt et à l’œil. Bon militaire, assurément. Ses états de service mentionnaient d’honorables faits d’armes ; mais, beaucoup plus que ses campagnes, un effronté népotisme avait aidé à sa rapide fortune. En moins de cinq années, l’heureux Limousin avait vu transformer ses galons de sergent en une grosse épaulette : à vingt-neuf ans, il commandait déjà un bataillon. Le hasard, en effet, — cette « chance » dont parlent si souvent les gens d’épée, — lui avait accordé le « parent protecteur ; » et quel parent ! un montagnard, un régicide, un ancien Directeur, le citoyen Treilhard, aujourd’hui président du tribunal d’appel, à Paris. Pour l’instant, il est vrai, l’oncle et le neveu étaient en délicatesse : histoire d’avancement. Chef de bataillon avant le 18 brumaire, Couloumy convoitait, maintenant, un grade de colonel ; mais, Bonaparte sollicité par le parent avait fait la sourde oreille :… trop jeunet, le neveu, et pas assez de campagnes ! Ce bel Antoine avait alors crié à l’injustice, proféré des plaintes, dégoisé des menaces. Pour capter la faveur de tant d’officiers jacobins, il se disait plus jacobin qu’eux tous. A la caserne de Saint-Cyr, dans les pensions et les estaminets, il prodiguait l’outrage au nom du Premier Consul : « Un coquin, un scélérat ! Ses fonctionnaires sont des voleurs ! Ils mettent dans leurs poches l’argent destiné au soldat… Osons donc nous réunir et marcher sur Paris, baïonnettes en avant ! Nous brûlerons tout sur notre passage, et nous culbuterons le despote : » bref, des propos d’énergumène. Un jour même, cet insulteur s’était écrié, en public : « Nous réclamons un bon patriote pour enfoncer le poignard au sein du bandit corse ! » Les camarades auraient dû lui imposer silence ; mais, forcenés autant que lui, ils approuvaient et ils faisaient chorus.

Étranges physionomies, en vérité, ces rudes traqueurs de chouans qu’avaient alourdis, fourbus, éreintés leurs incessantes battues ! Un curieux mémoire de Pinoteau nous en a transmis le portrait peu flatteur. D’aucuns, complètement illettrés, ne savaient pas même écrire ; d’autres, habitués des basses tavernes,