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Paris, 7 septembre 1856.

Monsieur,

Je trouve, à mon retour d’un voyage de deux mois en Écosse, votre aimable lettre du 10. juin, et je me sens saisi de mille remords en songeant que je ne vous ai pas encore remercié de la précédente. Vous savez comme le temps se passe à ne rien faire dans cette bonne ville de Paris, toutes les choses pressées, sans importance, qui vous accablent chaque jour, et vous excuserez, j’espère, mon inexactitude à vous répondre. Vos lettres m’ont intéressé extrêmement. Je les ai communiquées à plusieurs de nos académiciens, notamment à M. Mohl, secrétaire de la Société asiatique, qui me les a demandées pour son journal. J’ai pris la liberté d’en disposer en sa faveur, considérant qu’il était injuste que tant de science et d’érudition et ; de recherches curieuses demeurassent stériles entre les mains d’un ignorant comme moi. Vous me pardonnez, j’espère, cette indiscrétion qui m’a valu des remerciemens nombreux que je m’empresse de vous transmettre.

J’ai lu et relu votre petit vocabulaire des Bohémiens de la Perse, et par la peine que j’ai eue à recueillir quelques mots de leurs frères d’Espagne, je conçois toute celle que vous a coûté la liste que vous avez bien voulu transcrire pour moi. Il y a certainement un rapport assez frappant entre la plupart des mots de vos Bohémiens et ceux des nôtres, et il est surprenant qu’une langue non écrite ne s’altère pas bien davantage parmi des individus placés à une si grande distance les uns des autres. Un mot ma frappé, c’est , vin. Le correspondant du dialecte espagnol est mol, et dans le même dialecte lon signifie du sel. Je vois par votre vocabulaire que vos gens n’ont pas d’expression pour dire sel. Ils disent l’âcre, ce qui pique, etc. Peut-être le mot qui s’applique au vin, , a-t-il quelque signification semblable, laquelle pourrait convenir également au sel. Vous vous rappelez que Homère donne l’épithète de divine à des choses fort différentes, et il serait possible que, dans leur pauvreté, vos Bohémiens par un procédé analogue eussent fait des substantifs avec des adjectifs. Nos voleurs en usent de même : la toquante pour la montre, le luisant pour le soleil, etc.

Vous ne me parlez pas des traits physiques de cette race[1].

  1. Mérimée s’intéressait beaucoup aux Bohémiens et à leur langage, et réclamait à tous ses amis des renseignemens sur eux.