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une voie conforme aux aptitudes dont il est doué ; la concurrence surexcite la spécialisation ; et l’adaptation de tous les individus à l’infinie variété des milieux et des buts progresse graduellement.

Tel est l’obstacle redoutable et permanent qu’à travers toute l’histoire, et malgré tous les efforts contraires, la nature oppose au socialisme égalitaire et niveleur.

Le monde est une évolution incessante par croissance et différenciation. Il y a dans l’homme un élément social et un élément individuel. L’élément social prédomine dans les stades inférieurs de la civilisation, l’élément individuel dans les stades avancés. L’individu est d’autant plus effacé que la communauté est moins importante. Il se détache d’autant plus en relief avec ses qualités ou ses défauts que le groupe a plus d’extension[1]. Encore aujourd’hui, les individualités ne sont-elles pas bien moins tranchées dans un village congolais que dans un village brabançon, dans celui-ci que dans une petite ville, et dans une petite ville que dans une capitale ?

La montée du monde primitif au monde actuel est la montée de la médiocrité à l’expansion de l’individu. Voilà pourquoi aux époques reculées il n’y a que des nuances entre les actifs et les fainéans, les capables et les incapables, les criminels et les moraux, les riches et les pauvres. Les vices primitifs sont moins marqués parce que les vertus primitives sont moins éclatantes. Au contraire, aux époques de civilisation, de vraies différences qualitatives et quantitatives, et non plus, simplement, des nuances, séparent les supérieurs des inférieurs, les ignorans des instruits, l’élite du rebut. La distance s’élargit à mesure que l’organisme entier est contenu dans des limites moins étroites.

Sparte nous fournit l’exemple d’un petit groupe social fortement concentré ; la concentration l’emporte ; elle étouffe l’individualité ; elle assure le triomphe de la médiocrité. La cité athénienne, plus ouverte, plus étendue, est plus complexe ; elle laisse plus de champ à la différenciation, et la démocratie libérale de Périclès est une brillante floraison d’individualités.

Dans cet ordre d’idées, la Rome des premiers jours, petite

  1. G. Simmel, Uber sociale differenzierung. — Staats und socialwissenschaftliche Forschungen de Schmoller. — 10e volume, 1re livraison. Leipzig, 1890, p. 49 à 55.