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a décidé que toutes les abstentions seraient portées au compte de la majorité et viendraient la grossir d’autant. Inutile de démontrer ce qu’il y a d’arbitraire dans cette manière de calculer. On fait des chiffres ce qu’on veut, mais non pas des hommes, et derrière les chiffres il y avait cette fois des hommes avec lesquels on n’était pas sûr de pouvoir jouer et jongler aussi aisément. Si encore le nombre des abstentionnistes avait été relativement faible, l’attraction d’une majorité considérable aurait pu les déterminer à s’y rallier. Mais c’est le contraire qui a eu lieu ; les votans ont été en minorité. Il était impossible de préjuger les dispositions de 100 000 abstentionnistes et de les enrôler sans leur consentement dans l’armée de la grève générale. On sentait bien, sans oser l’avouer, que tout ouvrier qui s’était abstenu n’était pas chaud pour la grève, et même qu’il y était discrètement opposé. S’il ne l’avait pas dit, c’était pour ne pas affaiblir l’action des camarades plus hardis et ne pas en diminuer l’efficacité. Le référendum tournait donc contre la grève, et cependant les meneurs, d’après les principes mêmes qu’ils avaient posés, étaient ou semblaient être obligés, de la proclamer. Grand embarras pour eux. Ils comprenaient fort bien que, s’ils proclamaient la grève au nom d’une majorité fictive et d’une minorité réelle, ils ne seraient pas suivis. Toute la région du Nord et du Pas-de-Calais était réfractaire, et ce n’était pas la seule. Au fond, l’idée de la grève immédiate n’était admise en toute sincérité qu’à Montceau-les-Mines, où les esprits sont encore très surexcités à la suite des épreuves cruelles et inutiles de l’hiver dernier. Et pourtant, même à Montceau, la grève générale aurait rencontré de sérieuses résistances ; l’opposition du syndicat jaune s’y serait exercée plus fortement qu’autrefois ; mais enfin, il aurait suffi d’un signal pour que la majorité des Montcelliens se jetât éperdument en pleine aventure. Partout ailleurs, on se serait abstenu. Les directeurs du mouvement le prévoyaient, et ils étaient fort perplexes. Les plus intelligens avaient encore une autre inquiétude. Ils n’ignoraient pas qu’en prévision d’une grève possible, toutes les industries qui se servent de charbon avaient pris leurs mesures pour y faire face, et qu’elles y feraient face en effet pendant longtemps, peut-être même indéfiniment, sans en éprouver une gêne bien sensible. Les ouvriers étrangers, belges et anglais, avaient refusé de se solidariser avec leurs camarades français ; et nous ne parlons pas des Américains. Rien n’était donc plus facile que de faire venir du charbon du dehors. Quant aux compagnies industrielles elles-mêmes, quelques-unes avaient des raisons de ne pas craindre la grève et se seraient vues condamnées sans beaucoup de