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entière de la littérature, que deux formes de tragédie : la grecque et la française, de même qu’il n’a connu que deux formes de drame : l’anglais et l’espagnol, celui de Shakspeare et celui de Calderon, dont le drame allemand, comme notre drame romantique, ne sont proprement que des transcriptions, dans leurs meilleures œuvres, et, dans les autres, des défigurations. Il resterait maintenant à examiner les rapports du drame et de la tragédie et à faire la comparaison de la tragédie française avec la grecque. Mais la première de ces questions n’exigerait pas moins d’un autre article, et, pour la seconde, elle sortirait du plan tout historique que nous avons choisi pour parler de la tragédie. Si instructive que puisse être une telle comparaison, elle éclairerait moins l’histoire de la tragédie que celle du génie grec ou du génie français. On ajoutera que, tout en tenant compte, et nous l’avons fait, des origines antiques de la tragédie française, il importe à l’idée qu’on s’en forme de ne pas recommencer éternellement la dissertation de Schlegel sur la Phèdre d’Euripide et celle de Racine ; et c’est un mauvais moyen de goûter Racine et Corneille que de ne les goûter, si je puis ainsi dire, qu’en fonction de la tragédie grecque. Tout imitée qu’elle soit en apparence de la tragédie grecque, et toute pleine de réminiscences d’Euripide ou d’Eschyle, la tragédie française en a-t-elle donc été moins « française, » moins « nationale, » et à ce titre moins « originale ? » C’est tout ce qu’il était intéressant de savoir. Nous avons dit, à cet égard, quelle était l’opinion de la critique universelle. La tragédie française, dans l’histoire de la littérature européenne, est une création propre du génie français ; il n’y a pas de noms, dans nos annales littéraires, qui soient au-dessus de ceux de Racine et de Corneille ; Rodogune et Polyeucte, Andromaque et Phèdre sont marquées au signe des œuvres destinées à l’éternité ; et si jamais — ce que Dieu ne veuille ! — la littérature française devait subir, par l’injure des hommes ou du temps, la mutilation que la latine et la grecque ont subie, il suffirait encore que notre tragédie y eût échappé pour porter, devant une humanité nouvelle, un témoignage impérissable de ce qu’il y eut de plus noble, de plus héroïque, et de plus rare dans le génie français.


F. BRUNETIERE.