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admise presque sans conteste[1]. Spinoza relève et commente six passages qui la contredisent et qu’Ibn-Ezra, le seul qui les ait aperçus, avait déjà notés d’une manière sibylline. Il en apporte d’autres, plus décisifs encore, et prouve que la rédaction du Pentateuque, auquel il voit bien qu’il faut joindre Josué, est, de plusieurs siècles, postérieure à Moïse. — Comment faut-il se représenter cette rédaction ? — Un siècle avant Astruc, deux siècles avant Wellhausen et avant l’école hollandaise de nos jours, Spinoza remarque le fait singulier que certains épisodes sont racontés plusieurs fois, ce qui donne à penser que le récit est fait d’après plusieurs sources. Une autre série d’argumens, dont Spinoza fait honneur à Raschi[2], est tirée de l’examen des Chronologies et des Généalogies données par l’Écriture ; elles sont contradictoires, ce qui montre bien que plusieurs documens ont été compilés. Quels étaient ces documens perdus qui ont passé dans la Bible ? Presque tous ceux que nous connaissons aujourd’hui sont déjà indiqués : le Livre des Guerres, le très court Livre de l’Alliance, le Livre de la Loi, les fragmens poétiques, tels que le Cantique de Moïse, les Généalogies, les Chroniques de Juda et celles d’Israël, et, après Esdras, le Livre des Annales, les Chroniques perses, les Chronologies chaldéennes. — Un examen merveilleusement sagace conduit Spinoza à l’hypothèse hardie, reprise de nos jours, que la législation du prétendu Deutéronome a été rédigée avant celle de l’Exode[3]. — Il scrute chaque Livre. Il manque, dans les Juges, un point précis où l’auteur compile un nouvel historien. Il montre que le premier

  1. Voyez sur ce point Margival, Richard Simon, 1900, p. 335. — C’était un » dogme » récent. La question n’avait pas été tranchée par les Pères. Elle paraît même indifférente à saint Jérôme : Sive Mosem auctorem dicere volueris, sive Esdram instauratorem operis, non recuso (Contr. Helv. 4). Lorsqu’elle se pose à la Renaissance, l’évêque espagnol Tostat (1491), le jésuite Bento Pereira [Comm. sur Daniel et sur la Genèse 1562), le jurisconsulte A. Maes (Jos. imp. Hist., Anv. 1574), combattirent l’attribution à Moïse ; Isaac de La Peyrère (Preadamitæ 1655) appuya la même thèse d’un argument positif : l’incohérence du récit biblique. Mais le livre de Maes et celui de La Peyrère furent condamnés par le Saint-Office et l’opinion contraire passa seule pour orthodoxe (Voy. Bossuet, Hist., unir., II, 28) ; Hobbes (Leviatan, 1652) faisait remarquer que les chap. XI-XXVII du Deutéronome sont seuls attribués par la Bible elle-même à Moïse. — Spinoza possédait les livres de Pereira et de La Peyrère (Inv. de sa Biblioth., p. 154 et 179).
  2. « Rabbi Selomo. » C’est Salomon de Troyes, cité note I (Van Vlot, in-12, t. II, p. 174) sous le nom de R. Selomo Jarchi et Gramtn. hébraïq. (Ibid., t. IIII, p. 276) sous le nom de R. Schelomo Jarghi.
  3. Cette opinion, combattue par Renan (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1886), semble avoir prévalu, grâce aux travaux de Wellhausen, Kayser et Maurice Vernes.